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CHAPITRE VI


Définition de la tragédie. — Détermination des parties dont elle se compose. — Importance relative de ces parties.


I. Nous parlerons plus tard de l’art d’imiter en hexamètres[1] et de la comédie[2], et nous allons parler de la tragédie en dégageant de ce qui précède la définition de son essence.

II. La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature[3].

  1. Voir les chap. XXIII et XXIV.
  2. Partie perdue. Les éditions de Vahlen et de G. Christ donnent, en appendice, des fragments empruntés, selon toute vraisemblance, à la Poétique. Nous les traduisons à la suite du dernier chapitre.
  3. Voir Egger, Essai sur l’histoire de la critique chez les Grecs, suivi de la Poétique d’Aristote et d’Extraits de ses Problèmes, avec traduction française et Commentaires, chap. III, § 7, où le savant académicien, dès 1849 (ou plutôt dès 1840, devant son auditoire de la Sorbonne), a dit comme le dernier mot sur cette fameuse « purgation des passions ». Après avoir donné un historique succinct de cette question si controversée, il rapproche divers passages de la Morale à Nicomaque (VII, 15 ; IX, 11), de la Politique (VIII, 5), des Problèmes (XIX, 27 et 29) ; il examine ceux de Platon (Sophiste, p. 227 ; République, p. 378), où le maître d’Aristote traite, à un autre point de vue, de la « purgation des passions » ; il cite Plotin (Sur le beau, ch. V), où cette question est abordée dans l’esprit néo-platonicien, et conclut en nous faisant voir dans la catharsis aristotélique un « soulagement » causé par le libre cours donné aux sentiments de terreur ou de pitié qui résident en nous. « Toute passion, selon lui [Aristote], existe en germe au fond de notre âme, et elle s’y développe plus ou moins, selon les tempéraments. Comprimée au fond de nous-mêmes, elle nous agiterait comme un ferment intérieur ; l’émotion excitée par la musique et le spectacle lui ouvre une voie, et c’est ainsi qu’elle purge l’âme et la soulage avec un plaisir sans danger » (p. 188). Au livre VIII de la Politique (p. 1341 b), Aristote dit qu’il donnera, dans la Poétique, une explication plus détaillée de ce qu’il entend par catharsis, mais le passage annoncé ne se retrouve pas dans ce qui nous reste de ce traité. En 1858, M. Barthélemy Saint-Hilaire, dans sa traduction de la Poétique, résume en ces termes l’interprétation qu’il donne de la catharsis : « On le voit, dans la pensée d’Aristote (Politique, VIII, § 5), la musique purifie comme la tragédie, et, pour lui, selon toute apparence, l’art du poète ne va pas plus loin sous ce rapport que l’art du musicien. L’un et l’autre épurent en nous des passions qu’ils rendent plus délicates et plus douces, etc. » (Préface, p. XXIX) — Et ailleurs (p. 31) : « Aristote veut seulement dire que la pitié et la terreur, excitées par la tragédie, n’ont point l’intensité douloureuse qu’elles ont en présence de la réalité. » M. Egger a de nouveau traité, en passant, cette question de la catharsis dans la 25e leçon du cours professé par lui en 1867-1868 à la Sorbonne et qui est devenu son livre de l’Hellénisme en France.