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L’enfer de la bibliothèque nationale

manœuvres subtiles comme celle dont nous venons de retracer l’histoire, voire du dépôt légal de deux exemplaires, lequel, devant une loi sans sanction, demeure facultatif : la Bibliothèque prélève sur ses crédits de quoi acquérir à des prix souvent élevés ces livres réputés méprisables « qui servent à l’histoire de l’humanité, des mœurs, des coutumes et des arts » et qui comptent quelques chefs-d’œuvre… Car, si l’Antiquité a ses Lucien, ses Martial, ses Catulle, ses Pétrone, ses Priapées grecques et latines, la littérature érotique moderne, en majeure partie représentée, a les Ragionamenti de Pierre Arétin, qui ont eu une si profonde influence sur nos conteurs et nos poètes satyriques ; l’Hecatelegium, où Passifico Massimi dépasse Juvénal en véhémence magnifique, si du moins il en méprise l’austère morale ; les Poésies de Baffo, dont la licence frappe la Lyre d’un plectre éperdu ; le Meursius de Nicolas Chorier, d’une latinité élégante et d’une sensualité si gracieuse en ses audaces ; le Tableau des Mœurs du Temps de Crébillon le fils et les romans de Nerciat, qui nous renseignent mieux sur les mœurs du XVIIIe siècle et les causes secrètes de la Révolution que les compilations des Goncourt et des antiquaires. Quels que soient le parti que l’on soutienne, la faction politique à laquelle on se rallie, les pamphlets révolutionnaires contre la Cour, Marie-Antoinette et le Clergé, passionnent plus directement les historiens ou les curieux que les biographies les plus célèbres, les études les plus précises, toujours tenues à quelque réserve de bonne compagnie. Pour les uns, ce sont témoignages accablants, proférés par la bouche populaire, véridique en ses fureurs comme celle de l’ivrogne en ses propos ; pour les autres, infâmes perfidies, où l’on retrouve l’esprit et la main d’un prince ambitieux, éconduit et débauché, ou bien encore d’un auteur sans vergogne, dont une tirade sur la Calomnie est célèbre ; pour les sages, enfin, ce sont nouveaux prétextes à méditer sur la folie humaine, l’impitoyable férocité des partis, et l’indécente vanité qui les pousse à perpétuer par le livre leurs imaginations saugrenues. On connaîtrait mal, d’autre part, la vie galante du Directoire, de l’Empire et de la Restauration sans les Bamboches d’un gentleman, alias Mylord l’Arsouille, les facéties dévergondées de Mayeux, ou les nombreux livrets sur le Palais-Royal. Au surplus, quelle idée se pourrait-on faire, sans l’Anti-Justine, d’un Restif de la Bretonne moraliste, cuistre barbouillé des larmes de Rousseau et du sang du Divin marquis ; et quel meilleur antidote du sadisme, sinon la lecture soporifique du trop célèbre imbécile ?…

Mais le lecteur n’a qu’à tourner ces pages ; tout discours est superflu ! Qu’il nous laisse, cependant, terminer par ces lignes d’un érudit et d’un honnête homme, le charmant Charles Nodier. Ce sera le meilleur résumé de cette longue défense de l’Enfer, qui ne veut être son éloge.

« Les moines du moyen âge, ces judicieux bibliothécaires de la postérité, ne vous ont pas fait tort des turpitudes latines qu’il leur était si facile d’anéantir. Ils ont eu le bon esprit de pressentir l’utilité relative des plus mauvais livres du monde. Ces objets ne conviennent nullement à l’éducation des jeunes personnes, mais on serait fâché, avec raison, de ne pas les trouver dans les musées. Je dis ceci dans la sincérité d’un profond désintéressement personnel, car je n’ai jamais lu un mauvais livre, mais j’avoue franchement que j’en ai souvent consulté avec profit ».

Mars 1919.                                                            F. F. et L. P.