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sures du fer, de la fange et de la chair, saoul de sang, de musique et de salpêtre, terrible. En moins d’une heure, il égorgea plus de trente canonniers russes sous leurs pièces fumantes, ce néo-chevalier ! Debout sur les étriers, il fendait les hommes, comme le bûcheron le bois, ce héros ! Sous les sabots vermillonnés de son coursier, aux acclamations formidables des fanfares qui chantaient la victoire, il cassa les reins et creva le ventre à cinq ou six boyards, ce paysan gascon ! Son casque, bossue, faussé, troué, informe, l’aveuglait ; il le jeta. Tête nue, il frappait mieux. Une boîte de mitraille coupa en deux sa septième monture, jument de l’Ukraine dont par lui avait été poignardé le cosaque : avec elle il roula à terre ; d’un bond, il fut sur pied ; un étalon sans cavalier passa : noir, énorme, hennissant, effaré, le front tailladé, le poitrail ouvert, l’œil en feu, les crins au vent, inondé de sang et d’écume qui lui faisait une housse d’argent et de pourpre. Gasq se précipitait… il s’arrêta. Le cheval de Lavergne ! ô dieux ! il avait reconnu le cheval de Lavergne. Alors il se laissa choir sur un monceau de cadavres, et, s’y étant accoudé, il sanglota. Ici, là, de ce côté, de l’autre, en avant, en arrière, partout, autour de lui, l’airain tonnait, déchirait, pulvérisait, écrasait, broyait, tuait : cet inconsolable n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, il pleurait…

Les Russes avaient fui : La Grande-Armée compta ses pertes. Cent fois celui dont la mort n’avait pas voulu, prédestiné qu’il était, après avoir crié sous Waterloo : Vive la République ! en présence de l’Empereur parricide comme à la barbe du Prussien et de l’Anglais enfin victorieux par hasard de la France, à chasser des Tuileries Marmont et l’ex-d’Artois en 1830, Bugeaud et le ci-devant de Chartres en 48, cent fois et cent fois ce soldat simple et pur, qui, toujours loyal serviteur de la Révolution, devait, à la tête des fils des sectionnaires de 92, renverser de nouvelles Bastilles, erra dans ce qui avait été la grande redoute de la Moskowa, soulevant ceux qui n’étaient plus, enlevant des visages le sang coagulé, interro-