Page:Anthologie contemporaine, Première série, 1887.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— De blessures ?

— Treize.

— Hein ! treize !… et, morbleu ! quel âge as-tu ?

— Trente ans bientôt.

— Pourquoi donc, mon brave, n’as-tu pas encore la croix ?

— Je ne sais pas, général.

— Tu veux dire : Sire.

— Je dis : Général.

Le Corse sourit, après avoir blêmi. Sans doute il était d’humeur débonnaire ce jour-là. Peut-être aussi ce despote, las de marcher avec aisance et dédain sur des échines courbées, n’était-il pas fâché de chopper tout à coup contre un front inflexible ; enfin, il se pouvait que dans les yeux de ce fier plébéien, qui ne se baissaient pas devant les siens, — au contraire ! — l’autocrate trouvât et fût content de trouver cet avis salutaire : « Prends garde ! la route n’est pas encore plane, tu peux faire la culbute ; si tu as des courtisans, tu as aussi des censeurs ! »

— Il ne te souvient donc pas que je suis l’Empereur ? reprit-il avec je ne sais quelle bonhomie que démentait la dureté de l’œil.

Le « montagnard » répondit lentement :

— Je me rappelle que je vous appelais général à Arcole, à Rivoli, en Égypte et même à Marengo.

— Comment vous nommez-vous ?

— Jean Gasq.

— Prince de Neufchâtel, donnez votre croix à cet Homme !

Napoléon, ayant accentué le mot homme, regarda une dernière fois dans les prunelles le téméraire qui ne sourcilla point et piqua des deux. Lorsqu’il le rejoignit à bride abattue, Berthier l’entendit murmurant :

— Si ce maréchal-des-logis était maréchal de France, je le ferais fusiller.