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dans cette arme avec leurs grades. De 1802 à 1804, Bonaventure Lavergne profita de la paix ou plutôt de la trêve qu’avait consentie l’Europe, pour compléter l’éducation de Jean Gasq ; il fit connaître à son élève tout ce qu’il savait lui-même de Dieu, des êtres et des choses, l’âme naïve de l’un s’ouvrit et s’épandit au souffle inspiré de l’autre. Aux yeux de ces deux frondeurs, le futur monarque ne fut jamais ni prophète, ni dieu, ni diable ; il ne fut point le petit caporal, il ne fut même point l’empereur ; c’était le général, le génie invincible et le propagateur fatal de la Révolution. Avec quelques adeptes, ils formèrent le noyau de cette légion d’ardents et tenaces sans-culottes en qui l’idée révolutionnaire survécut toujours. Républicains, ils servirent l’empire, parce que dans l’empereur ils voyaient la nation impératrice. Cette incarnation de tous dans un seul ne leur semblait pas d’ailleurs éternelle. Ne concevant pas encore comment il s’accomplirait, ils flairaient cependant le divorce à venir. Dans Auguste, ils encensaient Jacques Bonhomme : Jacques Bonhomme, c’est-à-dire le Peuple. Ils en étaient du peuple, eux ! et leur chef, soldat de fortune, en était aussi. Égalitaires indomptables, ils eussent dit à Napoléon : « Citoyen, camarade, frère, Bonaparte, tu ! » Certainement ils auraient tutoyé la couronne, croyant de bonne foi que, s’il y avait une Majesté, chacun d’eux était quelque peu Altesse. Sans cligner l’œil, ils regardèrent tous les éclairs, toutes les foudres, toutes les apothéoses du nouveau messie. Autour de son fameux bicorne ils distinguaient non pas une gloire, mais une gloriole. Pour eux, la redingote grise n’était pas un nimbe, c’était du drap. Loin de penser qu’il chevauchât la Révolution, ils estimaient, au contraire, qu’elle avait condamné son écuyer au mors, et que, bon gré mal gré, elle le faisait tourner tantôt à hue, tantôt à dia. En un mot, ils apercevaient deux êtres divers en ce porte-sceptre ; chacun d’eux, Brutus implacable, eût immolé César : tous, sans rechigner en aucune sorte, escortaient Prométhée ; ils l’auraient accompagné en