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ANNALES DU MUSÉE GUIMET

prit la figure et la langue brahmaniques[1], et alla inviter les saints hommes à se rendre chez lui pour un çrâddha. Ils acceptèrent, et alors le monstre fit manger aux deux-fois-nés son propre frère, sous la forme d’un bélier, et cela en observant toutes les règles des repas funèbres. Mais quand les saints personnages ont mangé son frère, l’impie se met à crier d’une voix forte : « Sors, Vâtâpi ! » वातापि निष्क्रमस्वेति, et Vâtâpi de fendre soudain le ventre des vipras et de bondir dehors : भिचा भिचा शरिराणि निष्ययात द्विजन्मनां[2]. Ainsi périrent des milliers de brahmanes[3].

Le bruit de ces forfaits finit par arriver aux oreilles d’Agastya. Aussitôt le grand solitaire accourut pour venger ses frères. Les démons qui ne le connaissaient pas, voulurent lui faire comme aux autres, mais Agastya, quand il eut mangé Vâtâpi, sacrifia mentalement au Gange, ततो जुहाव मनसा गङ्गं, en vertu de quoi ce fleuve entra instantanément dans le vase à eau du muni : तूर्णं प्रविवेश कमण्डतुं[4]. Alors l’Hercule indien se rinça la bouche avec le liquide sacré, et le démon qu’il avait avalé en forme de bélier ne put plus sortir de son ventre. À tous les appels du frère, Agastya répondit : « Il n’y a point de retour pour lui », न ह्यस्य पुनरागम:. Ilvala en devint si furieux qu’il voulut fondre sur le solitaire à la splendeur flamboyante, munim âdiptatijasam, mais le regard menaçant du saint le réduisit soudain en cendres : चक्षुषा तस्य तीव्रिण निर्दग्धो भस्मसादभूत्.

Quand Râma eut fini son histoire, les voyageurs arrivèrent chez le frère d’Agastya qui les reçut avec hospitalité, et les accompagna le lendemain à l’ermitage du grand anachorète. La vue seule de cette habitation suffit déjà pour réjouir leur cœur, attendu que l’atmosphère qui entourait le saint séjour

  1. Râm., III, 16, 14. C’est-à-dire qu’il parla sanscrit, संस्कृतं वदन्.
  2. Ib., 27.
  3. Weber, (Ind. St., I, 475 note) explique ce mythe par l’effet du Soma mal préparé qui produit le vomissement. Je ne puis adopter cette interprétation. Le Soma est un breuvage, et Vâtâpi est un être en chair et en os. L’allégorie n’est pas plus de mise dans le Râmâyana que dans l’Iliade. Cf. Sup., p. 20.
  4. Shakespeare a eu de quelque manière, par une intuition toute poétique, l’idée de ce prodige, en faisant dire à Jean sans Terre tourmenté par le poison qu’il a avalé, que pour le guérir il faudrait faire couler les rivières de son royaume dans son sein. V. King John, acte V, sc. 7 :

    Nor let my kingdom’s rivers take their course
    Through my burn’d bosom.