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DES CARACTÈRES DISTINCTIFS DE LA GÉOGRAPHIE

gences qui existent dans leur point de départ et leurs méthodes. La géographie est la science des lieux et non celle des hommes ; elle s’intéresse aux événements de l’histoire en tant qu’ils mettent en œuvre et en lumière, dans les contrées où ils se produisent, des propriétés, des virtualités qui sans eux seraient restées latentes.

L’histoire d’Angleterre est insulaire, celle de la France est tiraillée entre la mer et le continent ; le doigt de la géographie est marqué sur chacune. Ces enchaînements historiques ont leur place dans l’évolution des faits terrestres ; mais combien est limitée la période de temps qu’ils embrassent ! C’est une sorte de truisme que d’opposer la brièveté de la vie humaine à la durée qu’exige la nature pour ses moindres changements : mais enfin, combien peu de générations suffirait-il de mettre bout à bout, pour toucher au terme au-delà duquel il n’y a plus de témoignage historique, et même, puisque l’histoire se résume en de grands efforts collectifs, où il n’y a plus d’histoire ! L’étude de l’évolution des phénomènes terrestres suppose l’emploi d’une chronologie qui diffère essentiellement de celle de l’histoire. On est trop porté à l’oublier. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque devant le spectacle de civilisations déchues, on demande l’explication de ces décadences et de ces ruines à des changements de climats. Sûrement, il y a eu de tels changements depuis l’époque quaternaire ; mais peut-on appliquer leurs effets à l’histoire humaine ? On reste inquiet devant de telles hypothèses, dont le moindre défaut n’est pas de détourner la question et de fermer la porte à des recherches qui prenant l’histoire pour base, n’auraient sans doute pas dit leur dernier mot.

Il est temps de conclure. Nous avons connu longtemps la géographie incertaine de son objet et de ses méthodes, oscillant entre la géologie et l’histoire. Ces temps sont passés. Ce que la géographie, en échange du secours qu’elle reçoit des autres sciences, peut apporter au trésor commun, c’est l’aptitude à ne pas morceler ce que la nature rassemble, à comprendre la correspondance et la corrélation des faits, soit dans le milieu terrestre qui les enveloppe tous, soit dans les milieux régionaux où ils se localisent. Il y a là, sans nul doute, un bénéfice intellectuel qui peut s’étendre à toutes les applications de l’esprit. En retraçant les voies par lesquelles la géographie est arrivée à éclairer son but et à affermir ses méthodes, on reconnaît qu’elle a été guidée par le désir d’observer de plus en plus directement, de plus en plus attentivement, les réalités naturelles. Cette méthode a porté ses fruits ; l’essentiel est de s’y tenir.

P. Vidal de la Blache.