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Il ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Oh !

— Vous pouvez douter. Un jour je vous montrerai une preuve.

— Je l’accepte. En attendant, je vais suivre votre conseil pour cette nuit. Voulez-vous me permettre de vous dire bonsoir, de vous souhaiter bon repos. Je vais sonner, je n’ai pas de femme de chambre, mais la lingère de la maison vous en tiendra lieu.

— Je n’ai besoin de personne. Je me suis toujours tirée seule de mon propre service. Au revoir, Daniel, à demain, j’espère.


V

Le guet-apens

Lorsque les deux amis eurent gagné chacun leur appartement particulier, ils eurent le même geste : aller à la fenêtre et regarder en haut.

— Il ne pleut pas, se dirent-ils.

Et ils agirent en conséquence, libres chacun de leurs actes.

Lui sonna son valet de chambre.

— Ma pelisse, ordonna-t-il, et une bonne canne.

— Monsieur le comte ne change pas d’habit ?

— Non. Donnez-moi des gants blancs, Wilhem, et ne m’attendez pas, je rentrerai assez tard sans doute.

— Où va M. le comte ?

— Chez la princesse de Corté, boulevard Lannes, 125.

— Bien. Je mettrai dans la poche de la pelisse un revolver. À Paris, les rues ne sont pas sûres la nuit.

— Bah ! autant qu’à Vienne.

— Sans cette précaution, il y a tout de même bien des chances pour que M. le comte ne fût pas revenu du Prater un certain soir, il y a cinq ans de cela. C’est depuis ce jour là que mon maître prend la précaution de me dire toujours où il va. Monsieur se souvient ?

— Admirablement, Wilhem. Et je vous dois beaucoup, mon ami, sans votre courage, le feu, mis exprès, dévorait ma maison un an après cette attaque, jour pour jour, et j’étais grillé dans mon lit où je dormais d’une manière anormale.

— Parbleu. Le cuisinier avait mis dans le potage un narcotique. Il l’a bien avoué quand on l’a chassé. Je prie M. le comte de songer à une chose ce soir.

— Quoi de plus, Wilhem ?

— Que c’est le 30 avril.

— Ah ! la date fatidique de mon anniversaire !

— Fatidique en effet. Depuis vingt ans que je suis au service de M. le comte, je n’ai jamais vu passer cette date sans qu’il nous arrivât une chose désagréable.

— Encore vrai. Mais je crois que pour cette fois, on peut se rassurer, dans deux heures nous serons au 1er mai.

— J’aimerais mieux que mon maître reste ici ce soir.

— Je ne puis pas, Wilhem. Je suis attendu.

— Alors que M. le comte prenne donc l’auto.

— Non, j’ai besoin d’air, le temps est superbe, marcher me fera du bien. Soyez sans inquiétude, mon ami.

Peu après, Daniel marchait lentement, remontant l’avenue du bois vers la barrière ; il suivait tout rêveur la voie des cavaliers.

— Pourquoi cet avis anonyme si bien analysé par la délicieuse et étrange Véga, pourquoi ? Mes ennemis en savent donc sur moi plus que moi-même… Il y a donc des gens qui connaissent ce secret dont le mystère me brise, annihile en moi tout effort, tout courage, tout avenir ! Je semble gêner en ce monde certaine espèce de gens, puisque, depuis que j’ai quitté Vienne, à peu près chaque année au 30 avril on risque contre moi une tentative mauvaise.

Ah ! si je pouvais saisir ces ennemis-là et les… interviewer. Je suis donc, par le fait que j’existe, un danger pour quelqu’un ? Est-ce pour hériter de moi ?… évidemment non, puisque tant que je vécus à l’étranger on me laissait en paix. La colère ne se marque qu’en France. C’est en France qu’on veut me supprimer. Or, je suis certainement d’origine française, mon type physique le marque, mon attrait pour ce sol est indéniable. Comme Paris est calme ; personne, pas même un équipage ; voilà onze heures qui sonnent quelque part. Cette fois, en vérité, les escarpes font relâche, dans une heure la date fatidique sera passée.

Deux agents de police suivis de deux chiens de berger, passèrent, rassurants et calmes.

Daniel marchait, le bois sombre était devant lui. Il tourna au boulevard Lannes, laissant la gare à gauche. Il était à présent le long des fortifications d’où venait une senteur de lilas, là-haut le ciel merveilleux regardait la terre de ses yeux lumineux. Orion resplendissait, le noctambule examinait les étoiles.

Soudain, il éprouva une secousse, une sorte de chose noire s’abattit sur sa tête, fut rapidement serrée au cou, pendant que ses deux bras, violemment tirés en arrière, s’immobilisaient sous des cordes.

Pas un mot, pas un bruit, un acte rare en France, fréquent en Espagne où les « séquestratores » savent faire la « capa ».

Maintenant, on l’entraînait, mais il se roidit, se jeta à terre, d’où avec ses pieds libres il essaya d’atteindre ses adversaires. Combien étaient-ils ? Il n’avait vu personne. Il pouvait crier, mais sa voix restait étouffée par l’épaisse étoffe.

Ils devaient être deux malfaiteurs au moins, car ils essayaient de le soulever et ne se gênaient pas pour le harceler de coups.

Daniel se sentait étouffer ; bientôt toute force l’abandonnerait.

— Allons, je suis vaincu, songea-t-il, on veut m’enlever, non me tuer sans doute, car ce serait déjà fait. Décidément, je suis un personnage bien gênant. Si au moins l’aventure pouvait m’apprendre quelque chose !

Haletant, il se roidit contre la souffrance, mais l’air lui manquait. Maintenant que se passait-il ? Voilà que les agresseurs poussaient un cri de terreur, lâchaient leur victime et s’enfuyaient à toutes jambes, le bruit de leur galop se perdant dans le lointain…

Que venait-il d’arriver ? La protection providentielle qui depuis tant d’années veillait sur Daniel se manifestait donc à nouveau ? Il sentait des mains rapides et adroites s’attacher à le dégager de cette lourde cape, il sentait un peu d’air filtrer par une déchirure, puis enfin il entrevit son sauveur.