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— Mais puisque je te dis qu’ils y sont.

— Ce n’est pas suffisant. Mes sœurs quitteront leur emploi subalterne… Mes vieux parents ne seront plus nourris par la charité. Assez d’impresarii m’ont demandé à me « lancer ». Je vais rentrer en France et j’accepterai l’offre la meilleure. Je te dirai adieu ici, Sophia. J’ai mon bateau, je saurai bien un jour en rembourser le prix.

— Petite orgueilleuse, combien tu me fais de peine !

Véga sourit. Elle regarda le prince, déclassé, lui aussi.

Je vais aller à Kee-taown, prince, voulez-vous profiter de l’Arcadia, puisque vous m’avez dit hier vouloir vous rendre au-devant de Madame votre mère.

— Je le veux bien, mon enfant, j’ai une pirogue à voile, mais je serai heureux de votre compagnie.

La famille Essénienne était venue s’asseoir à table, et comme la veille, chacun, avec la simplicité d’une parfaite entente fraternelle, se servait sans aucune autre distinction de rang que l’hommage au plus âgé.

— Il s’est fait un bouleversement dans ton âme, Véga, dit la bonne Sophia à la jeune fille, quand, après le repas, elles furent seules. Mon récit a troublé ta paix.

— Il le fallait, Tia, je vivais vraiment trop comme une oiselle, c’est peut-être le bonheur, ce n’est pas le devoir. J’ai découvert le mien, je l’accomplirai. Je m’embarque à l’instant, je te remercie de beaucoup de choses, je… te pardonne les autres, si nous nous revoyons en ce monde…

Sophia l’interrompit :

— Méchante créature, ne vois-tu pas le mal que tu me fais ?

— Non, tu as ton mari, ton prince, tu continues ta marche vers le but, je fus un incident… il est clos. Sois bien assurée de ma discrétion, de mon souvenir affectueux. Je vais aller au Caucase, au mont Atlow… J’essaierai de revoir Olga, j’ai bien noté tous les détails, je saurai me débrouiller. À vol d’oiseau, on voit beaucoup d’espace et les châteaux-forts, si fortifiés soient-ils, ne sont pas clos comme des boites à couvercles. Adieu, Tia, puisses-tu guérir vite… adieu.

Sans s’occuper du baron de Bellay, la jeune fille alla serrer la main de Myriem à laquelle elle voulut offrir sa montre, mais l’Essénienne refusa, très douce et très ferme.

Alors Véga faisant un signe au prince, embarqua dans le petit canot échoué sur la grève et qui devait la conduire jusqu’à l’Arcadia, en compagnie de l’héritier du trône.

L’âme entièrement prise par le souvenir de Daniel, elle ne songeait même pas à celui qui pouvait être pour lui un rival !

Celui-ci, en arpentant le pont, anxieux, la quiétude égoïste de ses jours totalement troublée, allait vers sa mère ; il pouvait aller vers sa patrie, mais il regrettait le « nirvana » de ses rêves.


XLIII

Mère et fils

Ils abordèrent le lendemain soir en la station anglaise de Kee-Taown, toute petite ville de garnison où s’ennuient et se morfondent plusieurs bataillons coloniaux.

Véga courut au télégraphe pendant que Ryna s’occupait de ses réparations, et le prince se rendit à l’hôtel où devait être sa mère.

Dans un premier salon se tenaient un chambellan ou plutôt un secrétaire et une dame d’honneur, il leur dit :

— Annoncez à Madame un étranger… celui qu’elle doit recevoir. Allez.

— Êtes-vous attendu, Monsieur ?

— Je le suis.

L’homme souleva une natte et passa dans la pièce voisine, mais Lô ne lui donna pas le temps de parler ; il l’avait suivi. Maintenant, d’un geste, il lui ordonnait de sortir, et l’autre, surpris, obéissait, malgré le manque d’étiquette.

Une femme âgée était assise sur un divan.

Elle ne bougea pas.

Très doucement, il vint s’agenouiller devant elle, prit ses mains froides, y mit ses lèvres :

— Maman !

Elle tressaillit, l’écarta d’elle, ses yeux encore beaux, tristes et profonds, appuyés sur les prunelles brunes du prince :

— Lô ! Ce n’est pas toi, ce n’est pas mon fils, cet homme à cheveux blancs… J’ai quitté un garçon mince, souple, brun, frêle, je vois ici un être robuste, grand, au teint brûlé. Relevez-vous, Monsieur, il est mal d’abuser de la crédulité d’une mère ! J’ai fait un bien long voyage sur un bien vague espoir. Il est détruit !

Un soupir s’échappa des lèvres tremblantes du prince, mais il ne bougea pas. Il dit doucement :

— Calculez, Madame, j’ai passé cinquante ans ! À l’époque où je vous quittai je n’en avais pas trente. Vous, que Dieu conserve, je retrouve vos traits tels qu’ils sont gravés en mon cœur, vous avez toujours les cheveux blonds, les joues sans rides, le teint blanc clair, vous êtes immuable.

Est-ce une science, est-ce un art, est-ce un don ?… vous êtes celle que j’ai laissée sur le port de Liverpool… celle qui ne pleurait pas le départ de son unique enfant.

Moi, blessé mortellement, je fus préservé, dans quel but ?… je l’ignore, car ma vie est inutile, elle ne peut même pas être pour vous consolatrice… mais tout est mystère, je raconte et n’explique pas. On me sauva. Ensuite je restai chez ce peuple si doux, mes idées se modifièrent, on me croyait mort… je ne détrompai personne. Il y a bien longtemps que je n’ai regardé mon visage, je pense en effet être vieux, et bien ravagé, car je vécus au grand air rude de l’Océan.

Elle répéta lentement :

— Vous n’êtes pas Lô !

— Votre souvenir ne parle pas, le même sang coule dans nos veines ; moi, en tenant vos doigts, je sens battre mon cœur, nullement atrophié, sous son enveloppe usée.

Un peu de rose teinta les joues de l’ex-souveraine, mais l’émotion ne vint pas.

— Mon fils était joli, il avait de petites mains fines.

— Il n’avait pas encore travaillé. Depuis, il a remué la terre avec de lourds outils, il a manié la hache, la scie, la rame. Vous rappelez-vous que j’aimais jardiner aux Tuileries, j’avais mon petit jardin près de la terrasse de l’orangerie.

Elle secoua la tête tristement :

— Vous êtes un imposteur. Vous convoitez la fortune que j’ai su amasser et garder.