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Sa journée cependant s’écoula vite. Pepete, qui était cuisinier et pâtissier, composa des Torones de Jicon, et tous mangèrent la délicieuse pâtisserie, après les rôtis des cuisses d’izards, le tout arrosé de Jérez et d’Alicanthe. Le chef semblait vouloir, avant de partir pour la vallée, régaler tout le monde.

La nuit tardive de juin ne tombe guère qu’après neuf heures, la lune se leva dans un ciel lumineux d’étoiles.

Véga regarda cet aspect avec souci, pas le moindre petit nuage où elle pourrait se cacher. Il lui faudrait monter très haut et très vite pour éviter que le « gros oiseau » ne fut — non reconnu certes — mais remarqué, et alors quelle aventure, on tirerait sur elle sans doute. Mais elle n’avait plus le choix des moyens. Rester dans la caverne des sequestratores pour y épouser le chef lui paraissait grotesque, fuir autrement que par les airs était absolument impossible.

En conséquence, quand le dernier des bandits eût passé par la porte de pierre et que le dernier regard brûlant de « son amoureux » eût glissé sur elle, Véga secoua ses épaules avec un mouvement de joie libre et elle revint en sautant à la caverne.

— Pas de temps à perdre, se dit-elle, et lestement elle laissa glisser sa jupe, enleva son corsage, ses bottines, et retirant de la cachette l’étui de cuir fauve elle en délia les courroies. Elle souriait, ses mains caressaient avec amour l’armature soyeuse, elle la détirait, l’allongeait.

Avant de la revêtir, elle eut une dernière précaution destinée à donner le change, elle déposa sur le talus en haut du gouffre ses vêtements, de manière à laisser croire à une chute au torrent, puis elle revêtit le maillot noir qui la moulait et s’inséra dans sa carapace d’oiselle :

Sursum corda, dit-elle au sens réel du mot.


XXX

À travers les airs

La plus élémentaire prudence voulait que l’oiselle se hâta de plonger au plus profond de l’azur, si les brigands n’étaient pas massés sous les sapins, mais en plaine ils apercevraient le gros oiseau, rayant de son ombre les rayons de lune.

Elle monta aisément, l’aimantation céleste l’aidait, elle regardait avec une confiance absolue la belle Lyre tout en haut à droite de la voie lactée, et entre ses branches lumineuses, Véga, la belle primaire de cette radieuse constellation, Véga sa patronne, Véga dont le magnétisme — du moins le croyait-elle — la pénétrait.

Elle chantait… une ballade italienne, en se baignant voluptueusement dans l’air pur, raréfié, léger, tout neuf à cette prodigieuse distance des humains. Aucun oiseau nocturne ne la croisait. Elle songea au rêve fantastique d’Aour-Ruoa : quitter la sphère d’attraction terrestre, s’orienter dans un autre cercle… Rêve fou mais d’infinie grandeur.

Aucune sensation n’est plus exquise que celle procurée par l’action de voltiger. On pensera sans doute qu’il est malaisé de l’apprécier, ce genre de sport n’étant pas encore vulgarisé, mais beaucoup de personnes l’ont éprouvé en rêve ; assez pour comprendre que lorsque la réalité l’a triplée d’acuité, c’est une chose exquise.

L’oiselle planait, les grosses étoiles nageant autour d’elle, la lune toute ronde nuancée de ses bizarres cratères, avaient l’air de l’appeler, elle oubliait la terre, subissant l’effet immanquable du milieu.

Son chant dans l’harmonie des mondes était au diapason, elle percevait des notes jamais entendues par des oreilles humaines, et des vibrations jamais éprouvées sous le poids massif de l’air terrestre.

Elle n’éprouvait aucun vertige, « ce mal des montagnes » qui provient de la raréfaction de l’air cesse de se faire sentir hors de la première zone, l’acclimatation a lieu, la nature terrienne évolue vers le spiritualisme, elle pénètre le domaine infranchi des corps matériels, ses sens rudimentaires progressent, parce qu’ils ne sont plus étouffés d’émanations lourdes, l’âme cesse d’être murée, les yeux se dessillent, l’ouïe s’ouvre, l’odorat envoie au cerveau des impressions rares, le goût se régale d’une atmosphère dénuée de poussière et le tact se manifeste en frôlements divins amenés par les souffles éthérés.

Ce qu’éprouvait l’oiselle, nous le connaîtrons tous avant longtemps, les idées et les progrès nous y conduisant.

Malgré sa joie, elle dut descendre, si faibles que soient les mouvements auxquels elle devait se livrer pour demeurer en suspension, elle finit, étant terrienne, par éprouver un peu de lassitude.

Elle se posa sur une cime.

Où était-elle ?

À perte de vue, elle n’embrassait que des monts, on aurait dit que cette barrière des Pyrénées envahissait la France et l’Espagne, vraiment elle était donc au milieu.

La neige la glaçait, elle descendit encore, échoua sur une autre crête bien plus basse, couronnée d’herbes au milieu de laquelle des vaches étaient couchées.

Quelle heure pouvait-il être ? une bande rose à l’orient l’avertit que le jour allait poindre, il devait être alors trois heures du matin.

Elle s’étendit sur le sol, depuis longtemps elle n’avait pas revêtu « lady-bird », elle manquait d’entraînement, elle s’endormit.

L’air était vif, la fraîcheur du lever du soleil avait peu de prise à travers la carapace dont elle demeurait enveloppée ; quand elle s’éveilla les rayons radieux pénétraient déjà le fond des vallées.

Elle s’ébroua sous ses plumes, elle regarda le plateau environnant et se dit :

J’ai très faim, voici de bonnes vaches qu’un pâtre trait, si je pouvais déjeuner d’un peu de lait ; seulement, je n’ai pas un centime sur moi, mes frères de la gent emplumée ne possèdent jamais une bourse… ils vivent de ce qu’ils volent… en volant. Je ferai donc comme eux.

Elle s’approcha du berger solitaire.

Celui-ci regardait venir à lui ce fantastique oiseau qui paraissait marcher sur sa queue les ailes pendantes, ses yeux exprimaient une immense épouvante, il y céda soudain, se leva d’un bond et s’enfuit à toutes jambes, suivi de son chien également inquiet.

— Bravo, se dit Véga, voilà ce qui pouvait m’arriver de plus heureux : je vais boire paisiblement à même la jatte de lait :

« Aux petits des oiseaux. Dieu donne la pâture…

Tous les actes de la jeune fille étaient vivement résolus et accomplis avec une sérénité gaie. Elle possédait le don — de nature sans doute — d’une parfaite assimilation instantanée.

Elle s’assit à terre, pencha jusqu’à ses lèvres le bord du vase, haut et large, empli du liquide crémeux et but à longs traits.