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— Les compagnons de la Stella Negra ! secte redoutable, socialiste, impie, odieuse, capable des plus noirs forfaits. Comment, mon enfant, vous étiez parmi eux ?

— Oui, et très heureuse, je les aime de tout mon cœur. Ce sont des savants, des philosophes, des philanthropes aussi, ils ne veulent que le bonheur des peuples.

— Par le sang et la ruine.

— Par l’égalité et la liberté ! Nous ne nous convaincrons ni l’une ni l’autre, Madame, laissons ce sujet qui nous divise quand un autre nous lie… si intimement.

— Vous êtes plus sage que moi… petite ensorceleuse.

— … fille adoptive de sorciers, comme vous disiez ce matin.

— Je ne veux pas dire cela, ensorceleuse veut dire charmeuse.

Véga haussa les épaules et se tut. Elle regardait la route déjà parcourue, on allait à belle allure le long de la vallée plane ; onze heures sonnaient quand l’auto vint corner devant l’auberge des Quatre Routes. Le patron accourut.

— Ces dames veulent déjeuner : des truites, du poulet, des…

— Rien. Vous n’avez pas revu le monsieur qui dînait avec moi hier au soir. Vous me reconnaissez ?

— Parfaitement, madame. Non, nous n’avons pas revu davantage le mylord et sa voiture.

— C’est bon. Adieu. Partez, Léonard.

L’auto filait sur la route de Luchon. Véga regarda sa montre.

Ils ont pris ce chemin, ils avaient l’allure de quatre-vingts à l’heure au moins, ils ont dû être en Espagne avant minuit.

— Ils n’ont pas pu franchir les cols la nuit.

— Si, par le Pont du Roi, les autos, m’a dit Léonard, peuvent arriver au Val d’Aran.

— Mais ce Val est sans issue carrossable du côté de l’Espagne, c’est un mur de montagnes, ils n’ont pas été dans cette souricière.

— Alors vous croyez toujours qu’ils ont gagné la mer.

— Je le crois, mon enfant. Un château, même en Espagne, ne peut être par le temps actuel une prison… tandis qu’en mer…

— Mon Dieu, comment savoir ?… Madame, voici plusieurs routes ici : celle de Lourdes. Ah ! Daniel aurait bien dû nous jeter des petits papiers comme au rallye.

— Sans aucun doute, les fenêtres de l’auto étaient soigneusement cadenassées, la portière aussi, croyez-le.

Véga réfléchit un moment, l’auto volait sur la route blanche de soleil dans une poussière ardente, beaucoup de traces de roues se voyaient sur le sol, impossibles à reconnaître.

Puis ce fut Luchon, l’auto s’engagea dans l’allée d’Etigny.

— Où nous arrêtons-nous, mademoiselle ? demanda Wilhem.

— À l’hôtel où vous verrez un garage.

Ils descendirent Hôtel du Parc. Le chauffeur alla chercher de l’eau, Wilhem s’informa si une auto portant un numéro qui finissait par 8 avait passé dans la nuit. Cette petite indication du 8 était la seule qu’avait retenue Léonard.

— Oui, dit un valet, une auto… superbe a passé vers minuit, elle a pris de l’eau et est partie en trombe, les stores étaient baissés, près du chauffeur il y avait un monsieur.

— C’est cela, pensa Véga haletante. Et par où est partie l’auto ?

— Par un singulier chemin, madame, elle est montée à travers le petit pont de la Pique, comme si elle voulait franchir le port de Vénasque, puis voyant la route étroite, elle s’est lancée vers la vallée du Lys.

— En route, Léonard, ordonna la jeune fille, suivez la vallée du Lys.

— Mon enfant, observa Angela, nous ne saurions aller par là en Espagne, le col de la Maladetta est infranchissable en auto.

— Nous saurons toujours ce qu’est devenue l’auto qui nous a précédés, allons. Vamos ! comme on dit ici.


XXVI

Sous l’orage

La vallée du Lys est une délicieuse promenade toute fleurie de cyclamens, de fleurs odorantes ; en ce mois de début d’été, c’était un rêve. Au fond, la Maladetta dressait sa tête blanche ; seulement, nos voyageuses ne regardaient ni le site, ni les touristes, elles s’obstinaient à observer à terre les traces de roues… décevantes choses.

Il y avait peu de monde encore aux Pyrénées, on n’y va guère au début de juin, mais il y avait les hôtes de passage qui augmentent sans cesse, depuis les bienfaits (?) de l’auto, le vrai « truc » pour enlèvement, comme l’observait Véga.

Au pied de la grande montagne, il fallut stopper ; le sol montrait deux lignes plates où la poussière écrasée marquait des trous réguliers d’antidérapant.

— Il est passé là ! s’écria Wilhem.

Au même moment, Mme Deblois découvrait, dans un pli de terrain, bien abrité, une automobile au repos et près d’elle, devant un couvert rustique organisé sur le pré, un groupe de trois personnes.

— Ah !

Et Véga bondit vers les touristes, mais elle s’arrêta en chemin, évidemment ce n’était pas Daniel, évidemment on s’était lancé sur une fausse piste. Découragée, elle retourna sur ses pas.

— On peut toujours interroger ces passants, remarque Angela, moi j’y vais.

Véga, machinalement, se mit à cueillir des fleurs. À sa grande surprise, elle vit son amie échanger une poignée de main avec la dame étrangère, causer un peu et revenir vers elle.

— J’ai rencontré cette dame dans le monde parisien, expliqua-t-elle, elle se nomme la baronne de Belley. Ce n’est pas sa voiture qui a passé à minuit à Luchon, mais une autre a sûrement traversé ici, il y a en avant des traces de graisse noire sur le rocher.

— Repartons.

Le chemin devenait extrêmement difficile, on côtoyait des précipices, on passait sur des monticules, on avait des cahots terribles pour les pneus… le temps changeait rapidement. Au soleil radieux venait de succéder une pluie chaude et dense, l’air lourd pesait sur les voyageurs. Véga, très lasse de sa nuit, sommeillait.

Le heurt violent d’une pierre dans la vitre la fit sursauter ; ce choc fut suivi d’autres atteintes, c’était de la terre, des cailloux, des branches qui s’abattaient sur la voiture.

— Que veut dire ceci ? exclama le mécanicien.

— Une attaque, une avalanche ?…

— Appuyez-vous contre le talus, conseilla Mme Deblois, les projectiles passeront par dessus nous.

— La route est obstruée en avant, barrée.

— Oh ! dit Véga qui s’était élancée à terre, on ne veut pas que nous avancions, c’est clair, nous sommes signalés.