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Le baron s’inclina devant sa belle-sœur, elle lui tendit sa main froide, qu’il n’osa baiser, glacé par le rigide costume, et ils se regardèrent, surpris tous deux.

Lui était assez ravagé, les années n’avaient pas été clémentes, cet homme, sans doute, les avait employées sans ménagement. Elle, rétrécie, cachée par la robe et la coiffe, restait autre que l’ancienne Angela élégante, gracieuse, souriante.

Il dit d’une voix enrouée d’émoi :

— Ma sœur…

Elle l’interrompit :

— Mon frère, merci de ne m’avoir pas entièrement oubliée… cependant, je ne sais si je dois exprimer de la reconnaissance, ou si votre vue en ravivant une plaie… mal fermée, ne sera pas pour mes jours à venir un recommencement de lutte…

— Non, ma sœur, j’ai à vous conter des choses graves. Vous devez m’entendre, ensuite peut-être changerez-vous d’avis. Aucun lien indissoluble ne vous lie à cet ordre de bénédictines ?

— Aucun autre lien que celui que je nouai moi-même. Dans trois mois, si je compte bien, il y aura jour pour jour dix ans que naquit Daniel. Est-il heureux ?

Elle avait joint les mains en posant cette question et des larmes mal contenues noyaient ses cils.

— Très heureux, ma sœur. Il a une vie d’ange…

— Il est toujours à Rome… ?

— Non. Vous ignorez donc…

— Tout. Bien que je sois libre d’aller et venir en cette sainte maison, aucun message ne me parvenait, j’étais rayée de la vie… Je n’avais pour me relier à ceux que j’aime si ardemment que mon intuition, mes vibrations d’àme.

— Pauvre enfant ! comme vous avez souffert.

— Au début surtout. Vous ne voyez pas mes cheveux. Ils sont tout blancs. Je dois aussi avoir des rides comme une vieille, bien que j’aie tout juste vingt-huit ans. Je dis : je dois, car ici on ne se mire jamais, aucune glace n’est admise, on s’habille, on se coiffe par routine, et quand j’ai voulu un peu regarder mon visage, ça n’a pu être que dans l’eau.

— Vous êtes toujours jeune et charmante, Angela… et je puis dire toujours aimée…

— Quoi ! ne parlez pas ainsi, mon frère, j’ai eu tant de peine à tuer le souvenir… à calmer l’élan de mon cœur.

— Ma sœur, le père de votre fils est libre… d’avouer l’union secrète qui vous lie…

— Libre… « Madame » n’est plus ?

— … Elle est retournée à Dieu. J’eus hier la dépêche m’annonçant ce deuil, et tout de suite je pris le train pour Sablé !

— Alors… fit Angela haletante ?

Barbentan prit dans son portefeuille une lettre assez jaunie, assez vieille, semblait-il, et la tendait à la religieuse :

— Lisez, ma sœur.

Les doigts blancs, maigris et tremblants d’Angela déplièrent le papier et ses yeux troublés eurent peine à voir :

« Mon cher ami,

Mon fils doit ignorer encore le mariage morganatique dont il est né par suite de la secrète annulation de la première union contractée par moi. La paix de ses jours est au prix du plus profond silence, car il serait poursuivi par les terribles ennemis qui m’assiègent, veulent ma mort après avoir détruit le bonheur de ma vie. Vous n’ignorez pas qu’à tout instant je découvre de nouveaux complots, hier je dus renouveler le personnel de l’office : on me servait du verre pilé mêlé à du sucre en poudre… passons. L’existence m’importe peu. Si cependant le divin Maître m’accordait la grâce de survivre à la détresse où je me débats, si l’avenir me gardait le moyen de reconnaître publiquement l’adorable femme que j’ai rendue mère… je voudrais qu’à tout prix un mariage civil eût lieu entre nous. Je voudrais que mon fils devînt légalement légitime. Vous entendez, mon ami, je vous ordonne de ne pas perdre de vue celle que j’aime, afin de me l’amener le jour où il me sera possible de l’admettre avec honneur et justice près de moi.

Ritzowa, août 1869.

François ».

Angela se tut longuement, un flot rose venait teinter la cire de ses joues. Son beau-frère respectait son silence, elle finit par dire à voix presque basse.

— Mon frère, cette mission délicate dont vous vous êtes chargé me cause un trouble tellement intense que j’ose à peine comprendre ce que vous venez m’offrir.

— La libération, ma sœur.

— Je le conçois. J’aime toujours avec la force de mon âme le père de mon fils, j’irai vers lui avec une extrême joie, mais avant je dois accomplir ici la fin de ma décade d’épreuve et lui doit garder le deuil…

— Je vous dirai, ma sœur, que la santé de son Altesse Royale est des plus éprouvée. Le prince a été miné par le chagrin et aussi par des tentatives fréquentes d’empoisonnement. S’il a trouvé une fois du verre pilé dans le sucre dont il saupoudrait ses fraises, il ne s’est pas aperçu de bien d’autres manœuvres. La raison veut que vous ne vous appesantissiez ni l’un ni l’autre sur d’inutiles formalités… le temps presse.

— J’attendrai trois mois, mon frère. J’en ai fait le serment au pied de l’autel ; en août prochain, revenez me chercher. Je serai prête à vous suivre.

— Votre décision est imprudente, ma sœur.

— Elle est sans appel… J’ai fait un vœu.

— Dieu vous prenne en pitié, ma sœur. Je serai là le 1er août.

— Avant de me quitter, mon frère, donnez-moi des nouvelles du petit Xavier, mon enfant d’adoption.

— Xavier n’est pas un fils tel que je l’avais rêvé, ma sœur, il s’est plu au sortir du collège à se jeter dans la vie de plaisir, la débauche a suivi, il a dissipé la fortune de sa mère en peu d’années, il est à présent au régiment, en Afrique, où il accomplit son temps de service obligatoire sans honneur, car il est mal noté. J’aurais tant voulu le voir devenir officier, servir la France.

— La France est, je crois, en République.

— Oui, ma sœur. Mais ce n’est pas un durable régime, nous prions, nous travaillons, nous veillons, l’« Oint du Seigneur » reparaîtra, le trône enveloppé de lys est tombé, non brisé… le roi François III a un fils !

Angela couvrit de ses mains son visage empourpré. — … Mon Daniel ! le cher ange est fort et beau ?