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— Monseigneur, revenez-y avec nous… en France.

— Non, mon enfant, je ne le puis, ni ne le dois. J’y souffrirais encore plus qu’ici. Songez, j’ai presque toujours vécu en exil, si bien que, lorsque je me raisonne un peu, je me trouve de tout autre pays, plus que de la France.

— Ne peut-on être heureux partout, Monseigneur. Moi je crois que la patrie, c’est où l’on aime.

— Peut-être… si l’on est assez sage pour obliger son cœur à suivre sa raison. Peut-être aussi, si l’on a su se créer un amour, s’arranger une existence, au lieu de subir une destinée… décevante. À votre âge, mon enfant, on ne voit que ce côté de la montagne, au mien on aperçoit uniquement l’autre.

— Pourquoi êtes-vous triste ce soir, monseigneur ?

— Je le suis souvent, Angela, seulement cela ne paraît pas. J’ai été moins fort contre moi-même tout à l’heure, c’est l’impression des monts maudits… sans doute. Je ne voudrais pas vous attrister… regardez-moi avec votre joli sourire et pardonnez ce petit instant de faiblesse à l’isolé que je suis.

— Isolé. Votre Altesse Royale est entourée d’affections dévouées.

— À quoi bon. Oui, mes fidèles donneraient leur sang pour moi, je le sais. Mais que ferais-je d’une couronne chancelante et mal équilibrée, puisque je suis seul au monde, aussi seul, Angela, que ce pauvre petit chêne qui essaie de pousser entre les roches et dont les glands se perdent tout au fond des ravins…

Un peu de silence tomba entre les deux promeneurs, François restait les yeux perdus vers les lointains violets et Angela le regardait, lui, ce roi, encore beau malgré les années, toujours noble, digne, si parfaitement gentilhomme de vieille race, elle eut un joli geste consolateur, elle prit la main du prince, y mit ses lèvres.

Il eut un léger tressaillement, ramena son âme du rêve et lentement, penché sur sa jeune amie, il déposa sur le front pur un baiser très chaud.

Angela devint toute rose.

— Partons-nous, Monseigneur ?

— Attendons un peu encore, l’heure est douce, aucune fraîcheur humide ne monte jusqu’ici, c’est un commencement de paix ravie aux tracas… Voyez comme l’air est embaumé, toutes les fleurs, avant de s’endormir dans la nuit, envoient leur bonsoir… Petite Angela, vous passerez ici un triste hiver, je le crains.

— Moi, Monseigneur ! Nulle part je ne saurais me plaire plus qu’ici, près de Madame et…

Elle s’arrêta, conclut plus bas :

— … et de mon roi.

— Nous ne sommes pas gais pour vos dix-huit ans, mon enfant, la princesse Louise-Thérèse, âme d’élite, travaille à son salut et l’achète fort cher ; moi, attelé à ce char de douleur, je marche aussi vers l’éternel repos, moins résigné, je l’avoue… J’ai des heures lourdes. Quand vous vous marierez, cherchez la jeunesse, la santé, la gaieté.

— Je chercherai seulement à aimer, Monseigneur.

— Et votre jeune cœur a déjà parlé…

— Je ne sais pas…

— Ne vous troublez pas, mon enfant, je suis un confident bien discret, et puisque déjà malgré moi, à tort, je le crains, je vous ai révélé un peu de mes pensées intimes, soyez assez confiante pour… l’équilibre de nos secrets.

— Je n’ai ni secret ni amour, Monseigneur, mon enfance a été d’études au couvent. Je n’avais plus de mère, mon père tué en Crimée, je vivais chez ma sœur qui, elle aussi, mourut trop prématurément me laissant la tâche d’élever son fils… tous ces deuils ont attristé mon existence, je n’ai jamais vu le monde, je ne le désire pas.

— Tant mieux, ici nous sommes austères, il n’y a pas d’élément de joie, mes gentilshommes de service sont âgés comme moi.

— Votre Altesse Royale n’a pas un cheveu blanc !

— Un compliment, mignonne, j’ai quarante-cinq ans bien sonnés. De plus, tant d’événements, tant de déceptions ont panaché mes années que réellement je crois porter le double.

Elle sourit, ses jolis yeux levés vers lui, très francs, très purs, elle l’admirait, l’aimait, l’avouait comme une chose juste et si naturelle dans la position sociale où l’éducation reçue la plaçait.

— Moi, j’aime le roi tel qu’il est.

— Vous aimez le roi, oui, vous aimez le symbole, le dernier lys, comme ils disent…

— Je l’aime parce qu’il est vous, fit Angela candide oubliant l’étiquette dans sa sincérité.

Un regard très vif de François fut la seule réponse. Il se leva, tendit les deux mains à la jeune fille pour l’aider à se mettre debout et très grave dit :

— Rentrons. Rasez le rocher, marchez vite le long de l’entablement, nous retournerons vers les monts maudits.

Ils allèrent, laissant derrière eux la clarté du couchant, pris par le froid et l’ombre sur l’autre versant. Et ils se remirent en selle pour redescendre au pas prudent des chevaux, jusqu’à l’avenue plantée de hauts chênes séculaires comme l’antique monarchie.

Au fond, dans la nuit venue, étincelait la façade du château. Pendant le retour, suivis à distance par les grooms, les voyageurs, perdus chacun dans leur pensée, n’avaient pas échangé un seul mot.

Et souvent, jusqu’aux gelées, ils renouvelèrent leurs promenades, les variant très peu, contents de cet isolement complet au versant désert de la montagne qui leur permettait la plus douce des intimités.

Quand l’hiver s’affirma assez dur, vers Noël, la cour de Ritzowa vint s’établir sur la côte italienne en un site plus doux.

La princesse, silencieuse, souffrait d’atroces douleurs, ses membres se nouaient, son pauvre visage blême se ridait de souffrance. François, toujours bon, lui faisait de longues et fréquentes visites, pendant lesquelles cependant il ne pouvait guère parler que par des jeux de physionomie, puisque malgré les acoustiques, Louise Thérèse n’entendait plus.

Angela travaillait pour les pauvres et jouait parfois avec « Madame » une partie de cartes ou de dominos, d’autant plus navrante que nul des partenaires n’y prenait aucun goût. Des fois, le regard attendri de François se posait sur la jeune fille et quand celle-ci levait les yeux un rayon très chaud fusait entre eux.

Ils ne sortaient plus à cheval, mais des fois ils allaient s’asseoir derrière les vitres de la galerie parmi les palmiers et les fleurs rares, ils causaient peu, rarement seuls, mais visiblement leurs âmes communiaient…