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— Alors, restons encore deux jours, j’ai envie de deux choses : aller causer aux hirondelles qui tournoient au sommet des tours de Notre-Dame et prendre une vue de Paris à vol d’oiseau… Aller aussi regarder la maison de Sophia, des fois les choses parlent. Aour-Roua dit qu’elles parlent toujours, seulement que nous ne savons pas les comprendre. Il dit que les maisons, les objets touchés, gardent l’empreinte de ceux qui les touchèrent…

— Comment deviner, nous profanes, les somnambules seules le peuvent.

— Nous aussi. Notre cerveau étant organisé pour recevoir les vibrations projetées et provoquées par le fluide des souvenirs.

— C’est bien obscur.

— Un peu. C’est la théorie des affinités sympathiques, elles existent dans tous les règnes de la nature. À demain.

Elle partit vite sans donner à son compagnon le temps de la reconduire et il resta longtemps, lui, l’âme troublée du passé et le cœur… du présent.


XI

Val-Salut

Le vieux manoir de Val-Salut, construit par corvées au xiie siècle, restauré au xvie, et tout à fait réorganisé pour devenir une habitation confortable, par Eustache de Val-Salut, vers 1850, est planté à mi-côte d’un versant pyrénéen et domine la route allant de Bagnères-de-Bigorre aux bains de Salut.

De grands hêtres l’abritent du côté de la route et le masquent assez pour que les passants qui l’ignorent, ne le voient pas. Du côté de la montagne, il est dominé par des sapins immenses comme la splendide végétation du pays en sait créer. Dans ces branches sombres, le vent chante comme la mer et l’extrémité des aiguilles fines vient effleurer les fenêtres à meneaux, aux petits carreaux cerclés de plomb.

Trois faces seulement de la cour d’honneur sont entourées de bâtiments habitables, la quatrième offre un aspect de ruine. L’escalier branlant qui y conduit est mangé de mousses et de lichens, nul ne le monte, car nul n’a besoin d’aller dans les chambres délabrées auquel il donne accès.

Cette partie du château féodal était autrefois le donjon. Il y avait là des caves pour les réserves de munitions et de provisions, il y avait un puits, un four, une herse actionnait le pont-levis, quelques chambres dominées par une plate-forme sur laquelle se voyaient encore de petits « pierriers ».

Les chambres n’étaient plus meublées, sauf une : « la chambre hantée ». À aucun prix, le gardien du manoir n’eut voulu y mettre les pieds.

Dans cette pièce, où se trouvaient encore de vieux meubles, il avait dû s’accomplir des drames, car souvent la nuit une ombre y revenait, promenant une lumière d’une fenêtre à l’autre. On entendait aussi une cloche sonner toute seule au haut de la tour du beffroi et cette cloche n’avait aucune corde ni chaîne qui permit de l’agiter d’en bas. Cependant, elle sonnait la nuit et même par les temps les plus calmes.

Le château, du côté opposé à la cour d’entrée, était entouré de douves profondes et d’un vaste parc.

À l’extrémité de ce parc se voyaient encore deux vieilles tours formant jadis un poste avancé. Elles étaient reliées ensemble par une arche dont le propriétaire avait fait une espèce de pont qui permettait de communiquer de l’une à l’autre.

Ce poste isolé, indépendant du manoir, n’appartenait pas au comte de San Remo, il était habité par un ménage de paysans catalans qui faisaient valoir quelques petits champs, et s’étaient organisé un logement dans une des tours.

L’autre tour, rarement occupée, l’était cependant à certaines époques de l’année, par une dame d’un âge moyen qui semblait venir là pour accomplir une retraite, car elle ne sortait pas, arrivait en voiture close et partait de même, elle se faisait servir par les paysans dévoués et discrets, qui probablement dépendaient de ses bienfaits. Les baigneurs et touristes de Bagnères, de Campan, de Salut, n’avaient aucune permission d’occuper leur désœuvrement à visiter Val-Salut. La haute porte en chêne massif, rigoureusement fermée, n’offrait aucune aménité. On y accédait par un pont-levis jeté sur les douves. Une poterne, avec un judas grillagé de fer, donnait accès au gardien enfermé dans la forteresse.

Pourquoi tant de mystère ?

On contait sur le château des choses effrayantes.

Jadis, Foulques de Val-Salut, au retour d’une expédition lointaine, rentrant à l’improviste, avait surpris sa douce épouse Angela, en train d’écouter les tendres propos d’un bel Espagnol.

Il avait feint de ne rien voir, mais le soir, à la chapelle, pendant la prière commune, le châtelain avait eu soin de faire placer le jeune « senor » sur la dalle tournante et, après l’acte de contrition récité tout haut par la châtelaine, le mari outragé avait fait jouer le ressort secret et l’amoureux s’effondrait aux oubliettes…

On porta Angela évanouie au donjon, elle fut enfermée dans la chambre, maintenant hantée, et y mourut, croit-on, de faim.

Mais elle avait un fils : Loys, et une fille : Angela.

Outrés tous deux de la mort de leur mère, ils jurèrent de ne plus adresser jamais la parole à leur père qui se noya dans les douves sous les yeux de ses enfants, parce que ceux-ci ne l’avaient pas prévenu — ne voulant pas rompre le serment de silence — du fâcheux état du bateau dans lequel le vieux comte s’était établi pour pêcher à la ligne.

Ensuite, les jeunes gens désertèrent le pays, Loys fit souche et sa sœur fut religieuse. En souvenir d’elle qui mourut en odeur de sainteté, toutes les filles aînées qui naquirent successivement dans la famille, reçurent le doux nom d’Angela.

Maintenant, croyait-on, la famille était éteinte, la dernière Angela avait coûté la vie à sa mère, son père tué pendant la guerre de 1870, et cette petite Angela élevée par un oncle, le marquis de Barbentan, avait disparu du pays. Un jour, on avait appris que le château était devenu la propriété du comte de San Remo.

Celui-ci y venait peu. Célibataire, sans attaches, sans relations, de nature assez sauvage, il ne frayait pas avec la société du voisinage et fréquentait à peine le casino de Bagnères, pourtant gai et animé pendant la saison des bains.

Sa grande distraction était de s’en aller étudier dans la superbe bibliothèque de l’établissement thermal, où il trouvait un plaisir infini à feuilleter les richesses qu’elle contient.