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Ils marchaient lentement sans parler. Un peu hésitante, la jeune fille s’arrêta sous un marronnier touffu d’où s’élançaient droites des pyramides de fleurs roses. Devant l’arbre, une petite porte. Au-dessus de cette porte, une fenêtre ouverte encadrée d’autres fenêtres closes. Au rez-de-chaussée, une large baie fermée de vitraux.

D’un signe, Véga indiqua à son compagnon que c’était là. Et sans demander son avis, elle sonna.

Lui voulut arrêter le geste.

— Que faites-vous ?

Elle sourit.

— Attendez-moi, ayez l’air de guetter le passage du tramway. Je veux essayer d’entrer.

Une servante d’âge mûr vint ouvrir.

— Monsieur est là ? demanda l’audacieuse.

— Non. Madame. Monsieur est sorti, il n’est pas rentré déjeuner.

— Merci, je reviendrai ce soir. À quelle heure Monsieur rentrera-t-il ?

— Tard pour sûr, car il ne dîne pas ici.

— Alors, je repasserai demain.

La jeune fille s’éloigne. Elle avait grande envie de rire, mais elle se contint. D’un signe, elle appela Daniel et marcha, suivie par lui, jusqu’au Bois dont elle franchit l’entrée.

— Rentrons. J’en sais assez, le second acte de la comédie se jouera ce soir. Mon ami, j’espère vous apporter quelque chose de curieux, mais autour de minuit. Allez à présent au cercle et songez à moi, trouvez-moi la marquise de Circey.

— J’obéis, Véga. Qu’avez-vous découvert ?

— Un chemin. Ce soir, j’entrerai par une fenêtre ouverte… que j’ai remarquée.

Elle éclata de rire. Daniel aussi par contagion, pourtant il osa :

— Vous m’épouvantez, mon enfant.


IX

L’oiseau vole et vole

Véga s’installa sur le balcon de sa chambre, de là elle vit partir son ami qui lui envoya d’en bas un signe d’adieu.

Elle était contente d’être seule.

La jeune fille aimait à rester avec elle-même sans distraction, ses deux « moi » causaient et cela lui plaisait. Son enfance et son adolescence, pas encore close, avaient joui de beaucoup de solitude, là-bas, dans l’île mystérieuse où tant de troublantes choses s’accomplissaient. Souvent, au lieu d’aller avec les « Compagnons » aux champs d’études, aux laboratoires, aux salles d’expérience où les savants ne redoutaient pas d’éprouver leurs découvertes sur des hommes vivants, elle fuyait seule et allait s’asseoir au bord de la mer devant l’infini.

Ce n’était pas pour rêver, l’enfant ignorait le sens de ce mot, ni pour fuir des travaux arides ou odieux par suite des cruautés qu’ils nécessitaient ; non. Véga, habituée dès l’âge de compréhension à ce milieu bizarre y était indifférente, son âme façonnée à l’ambiance ne s’alarmait en rien, elle cherchait l’isolement par un besoin instinctif, peut-être atavique, elle voulait ne plus parler, ne plus avoir l’esprit pris par les autres, elle souhaitait s’appartenir, garder l’absolue liberté de pensée. Ce charme rare, elle l’appréciait.

Sur le balcon de l’hôtel de l’avenue du Bois de Boulogne, elle regardait sans le voir le mouvement des passants, elle ne songeait pas davantage à lire les lettres d’impresarii lui offrant des ponts d’or pour quelques envolées…

Comme une enfant qu’elle était en somme, elle s’intéressa aux gros pigeons gris voletant sur les pelouses, « mes petits frères », se disait-elle en leur jetant des miettes, puis elle examina un superbe matou roux, fourré, tigré, lourd qui la fixait de ses rondes prunelles jaunes et elle se prit à rire : un ennemi des oiselles !…

Et comme on lui apportait avec le thé un pot de crème, elle attira le félin par une tentation… alors il bondit et vint laper délicatement de sa langue rose la gourmandise offerte.

Véga s’amusait, soignant ensemble les bêtes de races ennemies… chat, oiseaux.

Quand Daniel revint vers sept heures pour dîner, il trouva sur le balcon, ensemble et parfaitement unis : une jeune fille, un gros chat, trois pigeons et une colonie de moineaux.

— Petite enchanteresse, dit-il en effleurant le front de sa compagne.

— Allons vite dîner, Daniel. Je compte sortir en l’air ; à table, vous me conterez le résultat de vos courses.

— Il y a de gros nuages là-haut, mon enfant, songez à ce que serait une averse sur vous.

— Un ennui, c’est certain, mais non une entrave. Ne cherchez pas à m’influencer, vous perdriez votre temps ; je ne suis jamais aucun conseil, parce que c’est toujours une mauvaise chose.

— Pas quand ils sont dictés par la sagesse et le désintéressement.

— Toujours. Nos actes sont dictés par notre désir ou par notre subconscience qui est l’arrière-gouvernail, quelque chose qui serait comme le Sénat à l’égard de la Chambre des députés, acheva-t-elle en riant. Qu’avez-vous appris au cercle ?

— Bien peu. La marquise de Circey habita longtemps Paris, elle faisait de longs voyages, allait dans l’Inde, aux Monts Himalaya, où elle avait des amis parmi les Mages qui, dit-on, habitent le sommet du Gorizankar. Un jour, elle parut habillée de noir, se disant veuve, peu après elle annonça son remariage.

— Avec qui ?

— Un baron de Belley. Depuis, on ne l’a plus revue. Son existence offrait un côté inexpliqué, elle ne se confiait à personne, voyait beaucoup de monde, mais n’avait pas de confidents.

— Et sa famille ?

— Habite ses terres en Auvergne. Son neveu fut accusé de l’avoir volée, il passa en cour d’assises. C’est une histoire embrouillée, aujourd’hui presque totalement oubliée.

— Il faut que j’en débrouille les fils. J’irai à la conquête du neveu de Sophia de Circey. Moi aussi je veux savoir d’où je sors. Je ne suis pas comme vous fille de Roy, sans doute, mais serais-je fille de charbonnier, je voudrais quand même le savoir et retrouver ma mère. Or, Sophia de Circey seule peut m’aider.

— Vivez en paix en attendant l’heure… les deux enfants perdus que nous sommes sont alliés.

Au dehors, la nuée crevait lourde, épaisse, un voile ténu de gouttes larges descendait sur terre en grande presse.

— Que feriez-vous, Véga, si vous étiez surprise en plein ciel par une pareille ondée ?