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— D’abord en auto jusqu’aux Pyrénées, ensuite je le remettrai à Irun à son estimable parent… qui possède dans la Sierra un château-fort, désert, inexpugnable, où nul être humain n’ira chercher le triste héros du passé. Sa vie matérielle y sera d’ailleurs des plus confortables. Vous connaît-il ?

— Comme acteur mondain si je puis parler ainsi, oui, il me rencontre au cercle et dans certains salons, mais il ignore absolument que je sais son histoire, que sa mère, la douce, la belle, la vaillante Angela était la sœur de ma mère et, en somme, que c’est chez nous, à Barbentan, qu’il naquit en octobre 1869.

— Chez vous ! par quel hasard !

— C’est très simple. Ma tante Angela allait chaque année à Ritzowa avec mon père. Elle était reçue dans l’intimité de la petite cour. Le prince ne put la connaître sans l’aimer.

— Et elle y répondit.

— De toute son âme. Cet exilé héroïque, loyal, juste, paré du double prestige de royauté et de malheur, semblait créé pour l’amour.

— J’avais toujours ouï dire qu’il était impeccable.

— Mais il fut peccable. La princesse sa femme admirable aussi, une sainte douée de toutes les beautés morales ne pouvait être plus exigeante que l’antique Sarah, le prince fit comme le digne patriarche Abraham…

— Il trouva une Agar, et Ismaël naquit.

— Précisément. Mais en cachette naturellement.

— Et la mère vit toujours ?

— Oui, elle voyage et réside souvent dans les Hautes-Pyrénées, où se trouve le domaine des siens.

— Et elle jouit d’une grosse fortune ?

— Oui, au lieu de perdre comme le fit mon père l’héritage paternel, elle capitalisa le sien, put assurer à son fils une grosse fortune et la possession du château familial de Val-Salut en Bigorre.

En ce moment, un bruit de pas rapides se fit entendre dans l’avenue. Un des deux causeurs tourna le bouton électrique, la nuit fut et les deux hommes vinrent au balcon.

— Ce doit être le prisonnier, descendons.

La fenêtre poussée, les deux compères, en hâte, vinrent ouvrir la porte du petit hôtel. Un homme haletant s’y engouffra, disant d’une voix enrouée :

— Ratée l’affaire, une vraie sorcellerie…

Véga n’entendit plus, le battant venait de se refermer sans bruit. Elle s’étira, osant remuer sur la branche où l’extrême attention l’avait clouée sous les feuilles du marronnier. Elle se haussa hors des frondaisons et déployant ses ailes s’enfuit.

— Ah ! soupira-t-elle, comme c’est donc heureux que les oiseaux du bon Dieu ne comprennent pas les vilenies des hommes !


VI

Le double mystère

Rentrer à vol d’oiseau d’Auteuil à l’avenue du Bois de Boulogne demande quelques minutes, et Véga prit pied sur son balcon avec une grande satisfaction. Elle voyait la lumière dans la chambre de son ami, il devait l’attendre anxieusement.

Elle sortit de sa légère carcasse, la replia avec soin, et jetant au hasard sur son maillot noir un plaid, elle courut frapper à la porte de Daniel :

— C’est moi, Daniel, oh ! mon ami, écoutez-moi !

— Véga, Véga chérie ! Comme vous m’avez fait attendre, effrayé ; j’avais tant peur de quelque accident, de quelque piège.

— Là-haut ! Bah, mon chemin m’est personnel, à moins que je n’y heurte une pigeonne, mais, Daniel, quelles mystérieuses choses je viens de découvrir.

— D’abord allez dormir, chère petite, vous devez être brisée.

— Nullement, venez vous asseoir sur ce sofa près de moi.

Elle lui désignait de son bras moulé en noir par la soie du maillot une place entre de lourds coussins. Et solennelle :

— J’ai appris, Daniel, le secret de votre naissance !

— Que dites-vous. Ciel !

— La vérité. Oh ! je n’invente rien.

Elle répéta mot à mot l’étrange scène à laquelle le hasard lui avait permis d’assister. Daniel, le front dans ses mains, écoutait en proie à une angoisse inouïe. Pas un doute ne l’effleurait. Il comprenait que le nœud de sa vie venait de passer entre les mains de cette fillette et il se sentait atteint au plus profond de l’être. Quoi, il avait une mère vivante !

Oh ! comme il allait la chercher. Il objecta soudain :

— Mais pourquoi ma mère me fuit-elle ?

— Pour ne pas vous compromettre, c’est limpide. Votre vie tient à un fil, toute votre famille veut votre héritage, vous êtes le gêneur, celui qui trouble les plans, arrête les rêves d’avenir.

— En voilà des droits imaginaires auxquels je renoncerais de bon cœur pour avoir le droit d’embrasser ma mère.

— Vous ne le pouvez pas. Un homme peut renoncer à une possession, un parti demeure. Vous représentez un symbole, vous êtes un drapeau ! Moi je lutterais et haut la tête.

— Lutter ! et pourquoi donc, ma pauvre enfant ?

— Pour le principe uniquement. Non pour revendiquer, ce qu’on appelle dans certains milieux le « droit divin », mais uniquement pour établir votre identité.

— À quoi bon.

— Voilà une phrase de découragement. Elle est trop le fond des idées contemporaines. Là-bas, à l’île, souvent on causait philosophie et les « compagnons » qui sont, je vous le jure, de rudes professeurs d’énergie, disaient que le mal du jeune siècle, né en pleine neurasthénie mondiale, était le manque de confiance en soi, « l’à quoi bon ».

— La vie courte que nous passons vaut-elle une autre locution… l’idée de la mort engendre la paresse.

— On ne pense pas à mourir à votre âge, les quatre dizaines d’années n’ont pas encore sonné pour vous.

— J’y touche, Véga. Je pourrais être votre père.

— Ah ! mon père. Quel fut-il ? Enfin, peut-être moi aussi aurai-je mon heure.

— C’est juste, mon oiselle, nous avons un peu oublié ce qui vous concerne. Cléto m’a dit que vous combleriez la lacune du récit fait par lui.