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pris. Il a le sentiment de sa force, et son art le console. Mais le malheur redouble ses coups. À quarante ans, il perd une femme chérie : malade et dévoré par la fièvre, il rentre dans sa chère Crémone, avec deux petits enfants sur les bras. Il s’épuise de travail et de tristesse. Il connaît même, tout comme nous, le plus noir tourment : il est toujours contrarié dans ses goûts. Né pour la tragédie lyrique, il lui faut contenter ses princes, perdre son temps et sa verve à écrire de la musique pour les fêtes de cour. Cependant, dans Orphée, dans Ariane, dans Poppée, il a laissé le chant de son âme ardente, voluptueuse, agitée de passion brève et de longue mélancolie. Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas.

Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. D’ailleurs, un bon Italien sans morgue et sans vanité, tendrement attaché à sa famille, capable d’endurer beaucoup pour son vieux père et ses petits. L’amour de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. Son œuvre la plus originale, peut-être, est la dernière d’une vie longue ; il l’achève à soixante-quinze ans. Et ce n’est pas à dire qu’il n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la cinquantaine : il res-