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voyage du condottière

chaude et criarde, trapue et frénétique. Plus de richesse, plus de force, plus de brutalité qu’ailleurs. Des maisons plus hautes et plus sombres, ou plus blanches et plus cossues, la misère et la fortune plus séparées que dans le reste de l’Italie. Tout ce qui dure encore de vieilles pierres, palais et églises, se cache dans les coins. L’ingénieur les relègue, comme des parents pauvres, dans l’exil des quartiers sordides. L’Hôpital Majeur fuit les regards sous les rues vermineuses d’un quartier qu’empestent les légumes pourris et les trognons de choux. Et le charmant petit palais Visconti di Modrone montre sa jolie façade aux berges moisies du canal : elle se laisse deviner entre les branches d’acacia, comme un visage derrière les doigts écartés et les cheveux répandus. La plaisante et mélancolique demeure ! la seule de Milan, où l’on voulût lire, dormir et aimer. Elle semble faite pour donner asile à des amours secrètes, et peut-être coupables. Une terrasse, plantée de vieux arbres, de jasmins et de roses, tombe à pic sur le miroir des eaux mortes ; elle est bordée d’un balcon sculpté, balustrade de pierre pompeuse et un peu lourde, mais pourtant élégante : par les jours de la rampe, la verdure et les fleurs animent le silence, et leur présence passionnée est une fête dans ce canton misérable de la ville. Des amours portent un écusson : les cornes d’abondance se vident de leurs pêches et de leurs raisins délicatement modelés ; la vigne vierge et les branches caressent chaque volute, chaque rinceau de cette balustrade. À travers les feuilles, une loge à six arcs se dessine entre deux ailes ; un double rang de colonnes est fleuri de roses. Le doux jardin voilé, la charmante retraite ! Un jet d’eau lance sa poussière changeante dans le soleil. Le canal mire les rameaux, et retient les feuilles sur l’eau morose. Dans Milan, il n’est point d’autre refuge au rêve, à l’amour et à la mélancolie.