Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/220

Cette page a été validée par deux contributeurs.
212
voyage du condottière

qui ne saurait tarir ; son goût du contraste, jusqu’à la grossièreté ; sa manie des ombres compactes ; sa faculté de répéter cent fois ce qui ne vaut souvent pas la peine d’être dit ; sa puissance plastique et sa pauvreté intérieure : tous les dons de Tintoret me font voir en lui le Victor Hugo de la peinture.

Quand le soleil couchant, dans un ciel sans nuages, plus suave en son ardeur transparente que la pure topaze, illumine la lagune, Venise en cheveux d’or vêt sa robe de pourpre. Le soleil suspend à toutes les façades les tentures roses et les tapis rouges de la joie. L’heureux incendie s’embrase de fenêtre en fenêtre, bondit de vitre en vitre.

Un coup de canon lance l’appel pour la fête de nuit, qui est la fête des amants. C’est lui qui éclate dans le ciel, rouge de sang amoureux, où rien ne rappelle la douleur ni la guerre. Et les vers luisants des gondoles s’allument dans les buissons d’eau, au ras des rives. Alors, l’on sait pourquoi la volupté et l’amour se rencontrent ici, y courant de tous les points du monde.

Je hume, avec une dévotion perverse, les odeurs de la vase chaude, la puanteur crépusculaire de la Reine, l’aigre relent de la journée, des écorces, des zestes, de la saumure, tout ce qui flotte entre les murailles. On aspire la vie cachée du canal, avec une certaine horreur de s’y plaire, comme on soulève les linges secrets de la chair qui nous tente : et parce qu’elle est vivante, nous voulons la connaître jusque dans son infamie.

Je me figure cette Venise, déjà pleine d’or et de banquiers en 1200, au beau temps de son faste et de sa puissance. Je n’envie pas de l’avoir vue en son âge de noces, toute de soie et de brocart. Qui pourrait durer dans un éternel festin ? Venise est bien plus belle d’être à demi déchue. Et certes, elle n’est pas assez déserte, ni silencieuse encore. À présent, du moins, elle est le