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voyage du condottière

Elles n’ont pas l’air fort attentives au bonheur qu’elles pourraient donner, et seulement occupées de celui qu’elles comptent prendre ; sans fièvre et jusque dans le baiser, leurs lèvres ne laissent pas oublier qu’avec la bouche on mange. Elles sont mieux faites pour paître l’herbe dans un pré, que pour cueillir aux branches la pêche et le raisin de tout délire. À ces bonnes laitières, je préfère les jeunes filles sans force et sans éclat, un peu languissantes même, pâles quelquefois dans le grand châle triste qui les serre aux coudes, mais les yeux chauds, le regard vif, un cerne aux paupières, et les lèvres douces, qui s’envolent par bandes, au crépuscule, entre la Mercerie et le Rialto.

Le canal est ocellé de jaune, de vert et de rouge : dans l’ombre, quelle peau de tigre, les pelures d’orange et les rondelles de tomate sur l’encre luisante de l’eau. Les rognures de légumes flottent ; et l’odeur de la pourriture crève, de place en place, comme une bulle à la surface du flot.

Une ruelle s’ouvre comme une fente liquide entre les hautes maisons noires. Sur les toits, le ciel adorable est un oiseau posé, une longue plume bleue. Un pinceau de lumière promène la liqueur du soleil sur un côté du canal ; et toutes les façades d’un bord baignent dans l’or ; et de l’autre, elles trempent dans un voile de laque. La poudre d’or entre comme un ange dans les fenêtres rousses. La ruelle d’eau, à tous les étages, est pavoisée de loques humides. Les jupons, les chemises, rouges, verts, blancs, jaunes, les hardes d’enfants dansent à la brise, drapeaux de menu peuple, toute une vie qui sèche au soleil. L’odeur, la forme, l’âge des corps y est encore. Et les chemises de femme, les dentelles grossières de la jeune fille ont aussi leur pudeur :