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voyage du condottière

ruelles ; et ils se saoulent de grappe et d’anis, comme dans les ports du Nord.

Ils sont plus graves dans leurs plaisirs qu’en leurs idées. Leurs sentiments sont moins fins que leurs sensations. Ils font crédit au hasard, ils sont joueurs comme tous les marins. Il leur arrive, surtout les femmes, de compter sur le gros lot, sans y aller de leur mise. Elles vivent dans le roman, il me semble, plus que les autres Italiennes. Qu’elles sont patientes, tant qu’il leur reste une tasse de café et l’espoir de l’amour. Seul, le malheur de vieillir les accable.

La Vénitienne n’est fauve que dans les livres : ainsi le Bucentaure n’est une galère d’or que sur le papier. Les blondes sont rares à Venise, et le furent : on lit, dans les vieux auteurs, que les jeunes femmes se teignent les cheveux, et les exposent longuement au soleil, sur les terrasses, pour leur donner l’ardente couleur de la lumière. Quelle idée de chercher au Grand Canal les filles d’Impéria et la parfaite courtisane. On en voit de bien humbles et qui ont même honte de rire. Celles qu’on rencontre dans les tableaux n’ont rien pour ravir l’imagination ou charmer le désir. Que ce soit la grosse Barbe de Palma le Vieux, ou les dogaresses de Véronèse, ou même la maîtresse du Giorgion, on ferait bien deux ou trois femmes amoureuses avec chacune d’elles. Leurs épaules sont trop larges ; leurs flancs trop vastes. En vérité, elles ont trop de poids. La volupté moderne ne tient pas à la masse. Hormis la Belle du Titien, que ces femmes sont peu séduisantes ! Nulle folie ne viendra d’elles. Leurs bras sont gros et ronds comme des jambes. La graisse gonfle leurs mains. Elles portent une petite tête qui rumine sur un col épais, et le menton fait des plis qui luisent. Elles respirent l’appétit, plus qu’elles ne l’excitent. Elles réclament l’aliment, avec abondance et tranquillité.