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voyage du condottière

l’on met à tuer n’est pas si légitime dans le prince qu’en ses moindres sujets. Il faut au moins courir un beau risque. Le succès, ici, est la vertu, si tant est qu’il ne la soit pas en toute politique. La beauté de l’effet compte seule, non le nombre ou la ruse des crimes. Quels qu’en fussent l’amas et la noirceur, ils sont médiocres, si l’auteur échoue à rien produire : médiocres comme lui. Lequel, du reste, s’est vanté de ses crimes, pour quoi on le vante ? Pas un ne s’est assis sur le trône, dans sa capitale de cent feux, une Rome de carrefour, qui n’ait aussitôt prétendu s’asseoir dans le respect. Quand ils ont la force, ceux qui sont les plus forts savent la nécessité de la vertu. À tout le moins, de leurs actions les plus noires ils voudraient tirer une morale qui les blanchit. La plupart, il semble que le crime dût leur assurer l’estime, et qu’ils l’y aient cherchée. Plaisant moyen : à une certaine profondeur, l’ingénuité et le calcul se confondent dans l’humaine nature ; l’hypocrisie du désir le cède à la candeur. Il y a de la naïveté dans toute action.

Le tyran fonde une dynastie, et c’est sa meilleure excuse : il dure. Dans l’Italie du couteau et du poison, pour un héros qui élève sa fortune sur le guet-apens et la guerre civile, ils sont cent coquins sans grandeur, sinon sans gloire. Le plus grand nombre, s’ils fussent nés dans le commun peuple, on les eût pendus. Ils ne méritent que la corde. Le fort Sforza est bien digne de la couronne ; mais les misérables, qui l’héritèrent, étaient dignes du bourreau.

C’est un outrage à l’énergie de confondre dans la même estime ceux qui furent grands, malgré qu’ils tuèrent, et ceux qui n’eussent rien été ni capables de rien, s’ils n’avaient pas tué. L’assassinat et la violence ne sont pas la mesure de la force. S’il faut de la force pour tuer, seul, obscur et contraint à l’im-