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voyage du condottière

liqueur d’absinthe, à peine battue d’eau. L’œillet rouge du ciel s’éparpillait en pétales sans nombre. Une caresse de l’air me touchait tendrement au front et aux tempes. L’odeur enivrante de la mer me vint aux narines, le souffle suave et salé qui lève des flots. Enfin, des clochers pointus sortirent de la lagune, comme les épines d’une rose ; et ils étaient safran, du bout.

J’arrivais. On rêve de Venise, avant d’y être. Et sans le savoir, soudain, on y est en rêve. Ce fut ainsi, à la fin du jour, que j’entrai chez la Reine des Sirènes.

Le vacarme du train, le grondement de la ferraille et des machines tomba comme une pierre dans un puits. Je sortais de la gare, comme je me vis sur l’eau, dans un fleuve de fleurs. Le ciel, sur les étages en dentelle, était une lèvre de sang vermillon. Puis, l’adorable silence. La gondole me prit, et, de la nuit entière, je ne la quittai plus. Je me roidissais de joie sur les profonds coussins. Je n’avais rien avec moi que moi-même. Bonsoir à la cohue !

Je ne pensais à rien. J’avais fini de me suivre, et je m’étais retiré dans la lumière du couchant, comme il m’arrive. Je fais don de ma vie à cette heure ; j’y suis corail et madrépore, bracelet pour la Reine. Je me sentais plus libre que le goëland sur les roches d’entre le Raz et Sein. J’allais dans la légèreté du dernier rayon, qui transperce.

La gondole file sur les flots d’émeraude et de pollen rouge. Je suis flèche et fleur moi-même, dans cet air, sur cette eau verte, parmi toutes ces pierres qui fleurissent. Habile, toujours aux aguets, prompt et docile, penché à l’avant sur sa rame noire, le souple gondolier est bon à voir, comme l’ouvrier qui aime son travail. Et il tourne le dos à son maître, pour qu’il soit roi de son plaisir. Le sang doré de la lumière ruisselle des façades, en