Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/139

Cette page a été validée par deux contributeurs.
131
voyage du condottière

encore dans l’antique cité, morne, déserte, vide et calme. Je respire à l’aise, loin de la cohue. Tout, d’ailleurs, est étroit et petit à faire beaucoup penser. Car enfin, Bergame est le berceau du grand Colleone. Son tombeau est le joyau de la ville. Je hais une statue équestre, perchée comme un cimier sur un casque. Celle de Colleone est dorée : ce luxe tue toute grandeur. L’idée de richesse, partout, est contraire à la sensation héroïque. J’aime tant mon vieux Colleone, que je veux le voir dans sa maison, le superbe guerrier. Elle est à deux pas de sa chapelle funéraire, rue du Coude. On en a fait une école pie, ayant été léguée par Colleone lui-même à cet effet. Il était homme de foi, dévot et fort austère. Là aussi, il est peint à cheval, fresque misérable, où rien ne rappelle la tête sublime de Verrocchio. Non, Colleone n’habite plus sur la terre natale.

À Bergame, Arlequin a résolu le problème de la façade par le damier. La chapelle des Colleoni est une espèce de manteau bigarré à carreaux blancs, noirs et rouges, tout de marbre. Le Broletto, leur palais de ville, n’est qu’une halle gothique, mais du moins un beau trou d’ombre. Je donnerais toutes leurs chapelles à la lombarde pour ce hangar fier, noir et noble. Les piliers portent de l’histoire et nombre de faits sanglants. Il faut un fond tragique à toute beauté, même sur la scène de la farce.

Je l’ai laissée, en ce qu’elle a de plus bouffon, au mitan de la ville basse. Le théâtre de la foire est bergamasque, et le sinistre Donizetti l’est aussi : lui, c’est la diarrhée de la musique. Mais quoi, tout plutôt que de reconnaître à ce flux un sens musical ; et que serait-ce, sinon la mélodie que le roi Dagobert, ce tyran sans vergogne, reproche au grand saint Éloi ? Il paraît que Donizetti était fort lubrique : on ne le dirait pas, l’animal. Sa volupté est du dernier ordre, au-dessous de Franklin et de la