indulgence pour l’homme inculte qui, par son humeur hargneuse, déflora d’emblée l’âme tendre de son enfant et étouffa en elle toute confiance en la vie. Les sévérités de Nietzsche vont toutes à la mère, Johanna Schopenhauer, bas bleu non exempt de ridicule sans doute, mais esprit affiné par qui la culture de l’humanisme weimarien avait pénétré dans ce milieu de négoce. Pourtant c’est à sa mère que le fils s’attache, avec une sincérité exprimée seulement dans des formes trop mièvres, selon le mauvais goût du temps ; et il ne se déprit de cette tendresse qu’à l’âge où son tempérament avait déjà tourné à l’hypocondrie maladive. Cette « connaissance précoce des hommes », que Nietzsche vante chez Schopenhauer, n’est que la souffrance précoce d’un enfant courbé sous la tyrannie paternelle.
Et comment aussi faire un mérite à ce père d’avoir formé son fils par des voyages, de lui avoir épargné la déformation de l’éducation savante ? Le négociant ne cède aux supplications du fils et ne lui fait faire ce voyage qu’en lui arrachant la promesse de travailler à son comptoir au retour. C’est par le sacrifice de toute culture classique que Schopenhauer a dû payer sa curiosité voyageuse ; il lui a fallu racheter par un dur labeur depuis, par des lectures sans nombre, l’éducation première négligée. Lectures intelligentes certes, et dont il a eu tout le mérite. Est-il sûr que des études de gymnase ou d’Université les lui eussent interdites ? Ses recherches dans l’isolement ne se passèrent point des instruments que mettait à sa disposition l’érudition universitaire. En dépit de Nietzsche, on ne voit pas bien ce qu’un père apprendrait, pour l’éducation de ses fils, du père d’Arthur Schopenhauer [1].
- ↑ Sur tous ces points, d’ingénieuses remarques dans Th. Lessing, Schopenhauer, Wagner, Nietzsche, Einführung in die moderne deutsche Philosophie, 1906.