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besoin d’une bannière, d’un signe extérieur visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme, en plusieurs pays modernes, les questions politiques ou sociales se symbolisent dans la couleur d’un drapeau, ainsi, en Russie, dans la lutte entre l’entêtement populaire et la propagande européenne, la barbe devint le signe de ralliement des vieux Russes, l’emblème de la nationalité et des vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton moscovite fut moins puéril qu’il ne le semble. Déjà, longtemps avant Pierre le Grand, les imitateurs de l’Occident avaient commencé à se raser, contrairement à l’habitude orientale observée par toutes les classes du peuple russe ; Sous le père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope Avvakoum, dénonçait déjà les hommes « à la figure libertine », c’est-à-dire au visage rasé. Comme d’habitude, les vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux, Ils alléguaient d’abord les prohibitions du Lévitique[1], ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorte de code ecclésiastique attribué à un concile national. La défense de se couper la barbe, d’ordinaire faite uniquement au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles orthodoxes. L’une des objections d’Ivan le Terrible au jésuite Possevin, c’est que les Latins se rasaient et permettaient le rasoir à leurs prêtres[2]. Les patriarches, qui jusqu’à Nikone n’étaient guère moins formalistes ni moins opposés à toute importation des mœurs étrangères que leurs futurs adversaires du raskol, les patriarches avaient condamné l’usage de se couper la barbe comme « une coutume hérétique défigurant l’image de Dieu et rendant l’homme semblable aux chiens et aux chats[3] ». C’est là le principal argument théologique des ennemis du barbier ; c’est ainsi qu’ils

  1. « Vous ne couperez pas en rond les coins de votre chevelure et vous ne raserez pas les coins de votre barbe » (Lévitique, xix, 27, cf. xxi, 5). Ce passage a inspiré aux juifs non moins de respect pour la barbe.
  2. Possevin fut heureux de répondre que le pape Grégoire XIII portait toute sa barbe. Lerpigny, Un arbitrage pontifical au seizième siècle, p. 120.
  3. Solovief, Istoria Rossii, t. XIV, p. 277. 278.