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et quand il m’a été donné de le voir et de l’entendre dans son petit salon de la rue Murillo, gesticulant et hurlant en habit de corsaire, je ne pus me défendre de songer au hussard du théâtre Séraphin. C’était mal, je le confesse. C’était manquer de respect à un maître. Du moins l’admiration large et pleine que m’inspirait son œuvre n’en était pas diminuée. Elle a encore grandi depuis et l’inaltérable beauté qui s’étend sur toutes les pages de Madame Bovary m’enchante chaque jour davantage. Mais l’homme qui avait écrit ce livre si sûrement et d’une main infaillible, cet homme était un abîme d’incertitudes et d’erreurs.

Il y a là de quoi humilier notre petite sagesse : cet homme, qui avait le secret des paroles infinies, n’était pas intelligent. À l’entendre débiter d’une voix terrible des aphorismes ineptes et des théories obscures que chacune des lignes qu’il avait écrites se levait pour démentir, on se disait avec stupeur : Voilà, voilà le bouc émissaire des folies romantiques, la bête d’élection en qui vont tous les péchés du peuple des génies.

Il était cela, il était encore le géant au bon dos, le grand saint Christophe qui, s’appuyant péniblement sur un chêne déraciné, passa la littérature de la rive romantique à la rive naturaliste, sans se douter de ce qu’il portait, d’où il venait et où il allait.

Un de ses grands-pères avait épousé une femme du Canada, et Gustave Flaubert se flattait d’avoir dans les veines du sang de Peau-Rouge. Il est de fait qu’il descendait des Natchez, mais c’était par Chateaubriand.