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réalités de la vie, qui trahit l’homme d’expérience. Il possède un sens des nécessités moyennes de l’existence qui manque le plus souvent aux hommes de pures lettres. On le voyait déjà, dans un conte du meilleur style, où il obligeait don Juan lui-même à confesser que le bonheur est seulement dans le mariage et dans le train régulier de la vie. Il est vrai que don Juan faisait cet aveu dans sa vieillesse attristée, et il est vrai aussi que don Juan parlait ainsi parce que, le plus souvent, ce que nous appelons le bonheur, c’est ce que nous ne connaissons pas.

La philosophie de M. Henry Laujol se montre mieux encore aujourd’hui dans cette remarquable étude où il s’efforce de confondre l’orgueil solitaire du poète, et d’instruire les princes de l’esprit à ne mépriser personne. Aux œuvres d’art il oppose les œuvres domestiques et il conclut avec chaleur :

Réussir sa destinée, c’est aussi un chef-d’œuvre. Lutter, espérer et vouloir, aimer, se marier, avoir des enfants et les appeler Totor au besoin, en quoi cela, au regard de l’Éternel, est-il plus bête que mettre du noir sur du blanc, froisser du papier et se battre des nuits entières contre un adjectif ? Sans compter qu’on souffre mille morts à ce jeu stérile et qu’on y escompte sa part d’enfer. « Va donc, et mange ton pain en joie avec la femme que tu as choisie, » ce n’est pas un bourgeois qui a dit cela, c’est l’Écclésiaste, un homme de lettres, presque un romantique.

Voilà qui est bien dit. Et vraiment Flaubert avait mauvaise grâce à railler ceux qui appelant leur fils Totor,