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MAHOMÉTISME, CHIISME OUTRÉ


puisque je tends vers toi et que tu es mon aspiration, et tu es mol, puisque j’ai la puissance et la grandeur, et puisque c’est moi qui ai créé par toi, tes saints, tes anges et tes prophètes… Tu as créé par moi toutes les créatures et tu as tiré de moi tous les envoyés et les prophètes. Je suis un fils pour toi et tu es mon père… » L'éditeur et traducteur de ce texte, Stanislas Canard, nous explique qu’ai Mou’izz se considérait comme une incarnation de la Raison universelle, première émanation de Dieu et sa manifestation extérieure, mais qui ne faisait qu’un avec lui avant qu’il la produisît au dehors par un acte de volonté appelé Arnr. Dieu a deux aspects, l’un invisible, incompréhensible, l’autre possédant tous les attributs divins et se manifestant au dehors : la Raison universelle.

Nous ajouterons que ce langage ressemble à celui qu’on pourrait mettre dans la bouche du Verbe, du Fils de Dieu lui-même ; dès lors, on comprend comment les carmathes identifiaient leur Mahdî, au Messie, à Jésus-Christ, au Verbe. Nous avons ici l’explication de ce dualisme que les adversaires voulaient confondre avec l’opposition zoroastrienne des principes du Rien et du Mal. Et il faut se demander si la conclusion essentiellement négative de toute religion que ces mêmes adversaires attribuent à l’enseignement carmathe n’est pas dérivée d’une fausse interprétation du même genre. Ici, nous sommes en présence de l’imâm lui-même : ce qu’il nous dit est une exaltation de l’orgueil humain, mais c’est une affirmation de Dieu et non une négation.

La conception de Dieu est celle-ci. Il est un, donc dépourvu de tout attribut, inaccessible à la pensée. Dieu est ineffable ; on ne peut disserter sur sa nature que par comparaison et par un artifice de langage qui ne l’atteint pas dans son essence. Ce n’est pas lui qui a créé l’univers, mais il a manifesté par sa volonté la Raison universelle qui se confond d’abord avec lui, en qui résident les attributs divins, qui est Dieu extériorisé. C’est donc cette Raison universelle, qui est la vraie divinité accessible à l’homme.

A son tour, elle crée l’Ame universelle qui est déjà plus imparfaite ; elle crée la Matière première. Ajoutez l’Espace et le Temps et le monde spirituel est constitué.

De même dans le monde matériel, il faut une Raison personnelle ou incarnée qui est le prophète « parlant » ou Kâtik et une Ame personnelle incarnée qui est l’Asds (ou le Soûs). Les trois principes supérieurs s’incarnent dans l’imâm, le Houdjdja ou preuve, enfin le Dâ'i.

Il y a, d’ailleurs, un mouvement d’aspiration en sens inverse de l'émanation. Celle-ci va du parfait à l’imparfait ; mais l’imparfait aspire à revenir au parfait. En se réalisant cette aspiration achève le cycle du monde ; la création entière et la Raison elle-même rentreront dans le sein de Dieu. Ces retours successifs de l’imparfait au parfait se font pour les hommes par une sorte de métempsycose qui rappelle les théories orphiques et bouddhiques. Le paradis équivalent au nirvana, c’est l'état de l'âme parvenue à la science parfaite et à la pleine intelligence de l’unité absolue de Dieu, le terme de l'évolution individuelle. L’enfer, c’est l'état inverse ; l'âme est enfermée dans l’ignorance et passe de corps en corps jusqu'à ce qu’elle atteigne en lin cette science parfaite qui ne peut lui être donnée que par l’imâm.

Cet exposé emprunte à un auteur musulman, remarquablement impartial, Chahrastanî, répond trop bien aux notions que les sources isma’iliennes, toutes fragmentaires et obscures qu’elles soient, nous présentent de leur côté, pour que nous n’y voyons point la véritable doctrine dans son ensemble. Pas de révélation à proprement parler, mais une doctrine professée par quelqu’un qui est une incarnation non pas

de la Divinité essentielle qui reste une et inaccessible, mais de l’Emanation. Cette incarnation est perpétuellement changeante à travers les âges. Maintenant c’est l’imâm fâtimide, successeur du Mahdî, auquel il s’identifie, comme à toutes les incarnations de l'Émanation. Le salut est donc non dans l’obéissance à une des doctrines antérieures considérée comme révélation, mais à l’enseignement du Fâtimide ; c’est par cette obéissance que l'âme se libérera des liens de la matière et retournera définitivement à Dieu.

Nous n’avons pas à juger cette doctrine, mais il nous faut bien reconnaître qu’elle était une puissante construction philosophique, où les idées de Plotin combinées avec un mahdisme systématisé, un christianisme réduit au Logos et une métempsycose bouddhique, essayaient de répondre à cet éternel besoin de l'âme humaine : l’aspiration vers Dieu. Même dans ses pires écarts, l’islam s’y efforce toujours et le matérialisme n’y pénètre jamais. Il faut donc rejeter décidément le reproche fait à l’isma’ilisme et n’y voir qu’un mysticisme audacieux, combiné il est vrai pour l’exaltation d’un surhomme, comme on dit aujourd’hui, mais parce que ce surhomme est l'Émanation incarnée, le seul Dieu accessible à l’humanité terrestre. Le danger était que le surhomme ne fût pas toujours à la hauteur de sa tâche.

Ce danger apparut lorsque le sixième fâtimide appelé al Hâkim biamr Allah, c’est-à-dire « celui qui décide par l’ordre de Dieu », commença de manifester des tendances indéniables à la folie. L’histoire de ce personnage, resté une divinité pour un groupement humain qui subsiste toujours, est singulière. Sa doctrine est restée obscure et, si nous la retrouvon> dans les livres des Druzes, ses partisans, c’est sous des formes tellement enveloppées, tellement allégoriques, qu’il a fallu toute la connaissance de ses origines fâlimides pour en soulever le voile. Encore bien des points restent-ils inexpliqués, malgré le beau travail de Silvestre de Sacy, dont nous présenterons ici un court résumé !

Al Hâkim, sixième fâtimide, résidait au Caire, cette capitale de l’Egypte que son grand-père al Mou’izz avait fondée en 359 (970). Les premiers temps de son règne de 386 à 395 (996-1005) n’offrent rien de particulier, mais vers la fin il devint redoutable à tous ses sujets par ses caprices et ses persécutions. Il poursuivit d’abord les juifs et chrétiens qui, jusqu’alors, grâce aux principes éclectiques des isma’iliens, avaient été fort bien traités et même favorisés au détriment des musulmans. Puis se fut le tour des sounnites, qu’on obligea à maudire les trois premiers khalifes ; après quoi al Hâkim les favorisa, puis les persécuta à nouveau. Enfin, il s’en prit aux femmes qu’il traita avec une étrange cruauté, leur interdisant toute sortie et faisant étouffer dans les bains les malheureuses qui contrevenaient à cette défense, etc.

Sur ces entrefaites vers 408 (1018) parut Mouhammad ibn Isma’il surnommé Darazî, qui s’attacha à al Hâkim et afficha une doctrine qui paraît nouvelle aux historiens chrétiens qui la rapportent, mais cependant est en rigoureuse conformité avec tout ce que nous savons du fâtimisme. Il fit valoir les prétentions d’al Hâkim à la divinité, enseignant publiquement qu’il était le dieu créateur de l’univers, que l'âme d’Adam était passée dans 'Alî, puis ses descendants jusqu'à lui. Mais les Égyptiens se révoltèrent contre ces théories, et Darazi fut massacré, selon les uns, ou seulement, d’après les autres, obligé de s’enfuir en Syrie. Là, il recruta des adhérents qui, de son nom, prirent celui de Druzes, qui leur est resté. Mais en réalité, ceux-ci reconnaissent comme le véritable fondateur de leur doctrine, Hamza, qui tout en proclamant le caractère divin d’al Hâkim se présentait lui-même comme le