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217.'. MARIAGE. DOCTRINE CLASSIQUE, L'ÉTAT DE MARIAGE

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action de la nature : la nature Impose certaines choses, elle incline à certaines autres choses. Le mariage n’appartient pas à la première catégorie, niais bien à la seconde. La raison naturelle y incline de deux manières : en disposant les pères à élever leurs enfants, les époux à s’entr’aider dans une association durable. Car la génération n’est pas le seul but assigné par la nature au père : il y faut ajoute]- l’entretien de l’enfant, son éducation complète, esse, nutrimentum, disciplinant, sa promotion à l'étal parfait, celui où il cl capable de vertu, lit l’association passagère de l’homme et de la femme ne répond point à leur besoin constant de secours mutuel. Ainsi, la raison incline à reconnaître l’indiscutable nécessité de l’union permanente de l’homme et de la femme, des enfants et des parents, c’est-à-dire le mariage. Il n’est donc point vrai que la nature incline seulement à la copulation. La loi commune, c’est la procréation dans le mariage. C’est un caractère spécifique et l’une des supériorités de l’homme que son inclination au mariage. Si les animaux ne pratiquent point le mariage aussi parfaitement que les hommes, cela tient à la mesure de leurs instincts et facultés. Chez les uns, le mâle nourrit sa progéniture, chez les autres.il n’a aucun soin de celle-ci. Il est normal que l’homme ait une conception plus élevée du mariage que les autres êtres. Et les besoins de l’enfant sont naturellement tels et si durables qu’ils requièrent une application durable du père, tandis que chez les autres animaux, il arrive que les petits puissent immédiatement pourvoir à leur sustentation, seuls ou avec le secours de leur mère. Ce que dit Cicéron de l’anarchie des primitifs ne peut être vrai que de quelques dans, mais les Écritures attestent l’existence du mariage dès l’origine du monde. S’il y a, enfin, des différences entre les usages matrimoniaux, c’est que la nature humaine est mobile : d’ailleurs, ces différences ne portent que sur les accidents.

De toutes ces raisons, où l’on reconnaît la part très large d’Aristote, il est permis de conclure que le mariage est de droit naturel. Et déjà, la question plus précise des caractères que lui assigne la nature est partiellement résolue par les arguments que nous avons résumés : la nature prescrit l’indissolubilité. De droit naturel, le mariage est indissoluble, puisque la nature exige que les parents surveillent toute leur vie l'éducation des enfants. Duns Scot rattache directement l’indissolubilité à la loi divine. Report, paris., dist. XXXI, q. un., n. 11.

Les raisons de douter si la monogamie est de droit naturel étaient multiples : l’exemple de nombreuses espèces animales, l’absence d’une coutume et d’un précepte universels, la pratique des patriarches, le but même du mariage, qui se réalise mieux dans la polygamie et jusqu’aux raisonnements subtils d’Aristote. A quoi l’on oppose la Genèse, ii, 24 (Erunt duo), qu’un homme ne peut, juridiquement, engager son corps à plusieurs femmes, que la pluralité d'épouses va contre l’exclusivité naturelle de l’amour. Saint Thomas résoud la difficulté par sa distinction des préceptes premiers et des préceptes seconds ; cf. Sertillanges, La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, 2e édit., p. 116 sq. Le mariage a pour fin principale la procréation et l'éducation : la polygamie n’y fait point obstacle (il en va autrement de la polyandrie) ; mais elle s’oppose aux préceptes seconds, à la fin secondaire qui est l’association, la collaboration des époux. Duns Scot exclut la monogamie de la catégorie des prima principia practica qui forment au sens strict la loi de nature : elle appartient à la catégorie des principes legi naturæ multum consona, dont Dieu peut dispenser. Opus oxon., dist. XXXIII. q. i, n. 7 ; Report, paris., dist. XXXIII, q. ir, n. 7. Pierre Auriol, dist. XXXIII, q. i. a 1, cherche à prouver que la poly gamie est contre le primarium jus naturae et ne peut être tolérée par dispense. Sur ces point encore, Pierre de la l’allu est d’un autre avis. Dist. XXXIII, q. I, a. 1.

La plus grave des difficultés, ou plutôt celle qui semble préoccuper le plus les scolastiques quand ils défendent les caractères du mariage en droit naturel, c’est dans la coutume d’Israël qu’ils la trouvent. Si l’indissolubilité et la monogamie sont de droit naturel, comment expliquer le libelle de répudiation et la polygamie des patriarches'.' Quant au libelle de répudiation, saint Thomas expose les deux opinions que l’on professait en son temps ; la plus commune est que la répudiation était, chez les Israélites, un péché sans peine, , la seconde, et la plus probable, selon saint Thomas, c’est que la répudiation est en soi un mal, mais que la permission de Dieu l’a rendue licite. Dist. XXXIII, q. ii, a. 2, sol. 2. Cf. ci-dessus Divorce. t. iv, col. 14Î>8 sq.

La polygamie des patriarches ne cause pas moins de surprise. Le progrès des inquiétudes avouées sur ce sujet par les théologiens est assez curieux à suivre. Pierre Lombard s'était placé au point de vue purement spirituel : les patriarches ont-ils péché en prenant plusieurs femmes ? La préoccupation des canonistes et théologiens de la fin du xii° et du début du xiiie siècle va plus avant : elle est plus juridique. Ils se demandent comment, dans la polygamie, se réalise Yindil’idua consuetudo uilee ? Y eut-il un mariage entre Jacob et Rachel, un autre entre Jacob et Lia ou un seul mariage de Jacob avec Rachel et Lia ou un seul mariage, celui qui fut conclu lors de l'échange, avec Rachel, des verba de præsenti ? Cette dernière opinion est celle de Robert de Courson, qui consacre une bonne partie de son premier chapitre (édit. Malherbe, p. 2-4), à discuter le problème et les opinions de ses contemporains.

C’est une des questions auxquelles s’arrêtera Hugues de Saint-Cher, ms. cité, fol. 144 v°. Albert le Grand lui consacre une des quatre parties de son petit traité inédit, Du mariage, ms. cité, fol. 215 r° sq. En somme, il réunit les préoccupations de ses prédécesseurs. Il se demande d’abord si les antiqui patres ont pu licitement avoir plusieurs femmes. Réponse affirmative : dicimus quod licuit habere plures dispensatorie. — Toutes ces femmes étaient-elles uxores ? Dicimus quod non fuerunt plures uxores sed uxorio afjectu cognitac. Si autem quxritur quid sil uxorarius afjectus, dico quod mulieris afjectus spe pietatis in proie et non inlentione libidinis dicitur uxorarius afjectus, fol. 216.

Jusqu’alors, les préceptes du droit naturel n’ont guère joué de rôle dans le débat. C’est qu’ils n’ont point encore attiré fortement, non plus que la notion de dispense à la loi naturelle, l’attention des théologiens. Brys, op. cit., p. 256 sq. Cette indifférence ne devait point durer. Albert le Grand insère le problème de la polygamie des patriarches dans un très ample exposé des caractères du mariage en droit naturel. Dist. XXXIII. Et il montre les raisons pour lesquelles Dieu accorda aux patriarches une dispense qui, d’ailleurs, n’est point tout à fait contraire au droit naturel. L’explication de la polygamie des patriarches est concise et définitive dans les Commentaires de saint Thomas. Dist. XXXIII. q. i, a. 2, sol. Cf. O. Lottin, Le droit naturel chez saint Thomas et ses prédécesseurs, dans Ephemerides theol. Lovan., 1926, p. 163-167. L’interprétation de la dispense donna lieu à des considérations profondes sur le gouvernement divin, notamment dans Duns Scot, Report, paris., dist. XXXIII, q. ii, n. 5 sq. ; l’interprétation même de ces textes de Scot tient une place dans les controverses récentes ; cf. B. Landry, Duns Scot, Paris, 1922, p. 255 sq. et la solide réponse de É. Longpré, La philosophie du B. Duns Scot. Paris, 1924, p. 83 sq.