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LEIBNIZ. LA RELIGION NATURELLE


tement et dans leur petit monde où il leur est permis de s’exercer, ce que Dieu fait dans le grand. » Ainsi « tous les esprits, soit des hommes, soit des génies, entrent en vertu de la raison et des vérités éternelles dans une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la « Cité de Dieu. » Ils constituent ce que Leibniz appelle le « règne de la grâce » qui, comme tel, se superpose au « règne de la nature » formé par les êtres non spirituels.

Il y a entre les deux règnes une profonde différence. Dans le règne de la nature, Dieu se révèle comme architecte ; il dispose des substances « comme un ingénieur manie ses machines. » Dans le règne de la grâce, par contre, Dieu se révèle « comme monarque ; il gouverne les esprits comme un prince gouverne ses sujets et même comme un père a soin de ses enfants. » Système nouveau de la nature, dans Dutens, t. ii, p. 49 sq. Là tout obéit aux lois physiques dictées par la puissance et la sagesse divines ; ici ce sont les lois spirituelles de la justice et de la bonté qui s’exercent. Ce qui, dans le règne de la nature, est simple tendance des êtres vers leur but, est amour éclairé dans le règne de la grâce. « Si le premier principe de l’existence du monde physique est le décret de lui donner le plus de perfection qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la Cité de Dieu, qui es.t la plus noble partie de l’univers, doit être d’y répandre le plus de félicité qu’il sera possible. » Car « la félicité est aux personnes ce que la perfection est aux êtres. » Discours de métaphysique, § xxxvi.

Mais si les deux règnes se distinguent, ils ne s’opposent pas l’un à l’autre ; bien au contraire, la plus complète harmonie se manifeste entre eux. « On peut assurer véritablement que tout l’univers n’a été fait que pour contribuer à l’ornement et au bonheur de cette Cité de Dieu. C’est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force ou les lois purement matérielles conspirent dans tout l’univers à exécuter les lois de la justice ou de l’amour. Lettre à Arnauld, sept. 1687, dans Gerhardt, t. ii, p. 124 sq.

De sorte qu’on peut dire que la « nature mène à la grâce et que la grâce perfectionne la nature en s’en servant ». Principes de la nature et de la grâce, § 15. Toute la nature est pour ainsi dire au service des âmes « spirituelles ». « Les autres âmes doivent servir à celles qui ont quelque rapport avec la divinité, pour achever leur félicité, quoique, en même temps qu’elles servent à ces autres âmes, elles tendent aussi à une plus grande perfection. » Miscellanea Leibniziana, p. 229.

C’est donc dans le règne de la grâce, que se manifeste surtout la gloire de Dieu. « Cette nature si noble des esprits, en les rapprochant de la divinité autant qu’il est possible aux simples créatures », fait que « Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des êtres, ou plutôt les autres êtres ne donnent que la matière aux esprits pour le glorifier. » Discours de métaphysique, § xxxvt. Il n’y aurait pas de gloire de Dieu « si sa grandeur et sa bonté n’étaient pas connues et admirées par les esprits. » Monadologie, § 86.

Le rôle de la raison.

C’est donc à la raison que

l’homme doit d’être membre de la « Cité de Dieu », à cette lumière céleste que Dieu lui a donnée afin qu’elle lui montre « comment il faut se conduire dans la vie et connaître et honorer son auteur… Il ne pouvait nous donner un présent plus excellent et plus céleste. » Inédits, Philosophie, iii, 11, dans Baruzi, p. 352. Quand on déclame contre la raison, comme font plusieurs bonnes gens, c’est une forte marque qu’on n’en est pas assez bien instruit. » Elle est la « voix naturelle de Dieu », une « connaissance de la vérité qui procède avec ordre » et qui ne nous trompe point. Inédits, sept. 1698, dans Baruzi, p. 318.

Il est vrai qu’il faut tenir compte chez l’homme de l’état de la nature corrompue où il se trouve à présent. Mais la lumière naturelle « nous est restée au milieu de la corruption. » Discours de la conformité de la foi avec la raison, § 61. Voici du reste comment il faut entendre la dépravation de la nature humaine par le péché originel. « L’homme dans cet état de la nature corrompue a la disposition de n’être frappé aisément que par les sentiments confus des biens et des maux sensibles, jusqu’à ce qu’il se désabuse par l’expérience ou par l’instruction ; au lieu que, dans un état plus sublime, il avait des sentiments plus distincts qui l’empêchaient de se borner aux sens et autres biens particuliers. Cependant il faut croire qu’il y avait encore dans cet état de la nature entière une vicissitude de pensées et que l’esprit ne pouvant pas être toujours bandé aux choses intelligibles, s’abaissait quelquefois pour jouir des objets sensuels, et ce fut dans cet état qu’il fut surpris par le péché. » Lettre à un ami sur le péché originel, dans Dutens, 1. 1, p. 27. Du reste il répugnait tant à Leibniz d’admettre une dépravation de la raison comme telle, qu’il concevait la propagation du péché originel comme une sorte de « traduction », mais « plus soutenable, dit-il, que celle d’Augustin. » Selon lui la transmission devait s’effectuer avant que l’âme sensitive ne fût élevée, par une opération de Dieu, au degré de la raison. Causa Dei, § 81. « Il est bien plus convenable à la justice divine de donner à l’âme déjà corrompue physiquement ou animalement par le péché d’Adam une nouvelle perfection qui est la raison, que de mettre une âme raisonnable par création ou autrement dans un corps où elle doive être corrompue moralement. » Théodicée, part. I, § 91.

La raison étant ainsi une lumière suffisante pour guider nos actions ordinaires et pour nous mener à la connaissance de Dieu et à la pratique des vertus… », elle est « le principe d’une religion universelle et parfaite qu’on peut appeler avec justice la Loi de la nature » et que Leibniz appellera volontiers « la religion catholique ». Inédits, Philosophie, viii, dans Baruzi, p. 354 sq.

C’est cette religion naturelle que nous allons exposer maintenant sous son double aspect : rayonnement des perfections divines dans le monde et réflexion de ces mêmes perfections dans les âmes.

II. la religion NATURELLE.

1° L’harmonie universelle ou le rayonnement des perfections divines dans le monde. — 1. L’existence de Dieu. — Leibniz se plaît à relever l’extrême facilité que nous avons à connaître l’existence de Dieu. Bien de surprenant en un système qui voit dans le monde une révélation des perfections divines et qui reconnaît à l’âme humaine une parenté avec Dieu. En conséquence, notre philosophe est d’avis que presque tous les moyens qu’on a employés pour prouver l’existence de Dieu sont bons, les arguments a priori tout autant que les arguments a posteriori, à condition toutefois qu’on les perfectionne. Nouveaux Essais, 1. IV. c. x, § 8.

C’est ainsi qu’on le voit reprendre l’argument ontologique auquel il reconnaît une véritable valeur démonstrative, mais qui, dans la forme sous laquelle les cartésiens le présentent, lui paraît imparfait. On suppose tacitement, dit-il, que Dieu ou l’Être par fait est possible, c’est-à-dire que son idée ne renferme aucune contradiction. « Si ce point était encore démontré comme il faut, on pourrait dire que l’existence de Dieu serait démontrée géométriquement a priori. » De la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu, du R. P. Lami. dans Erdmann, p. 177. Du reste, selon Leibniz, il n’y a rien de plus facile que de démontrer la possibilité de l’idée de Dieu. Elle est l’idée d’un être qui enferme tontes les formes simples absolument prises. Or, il ne peut y