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LUTHER. LA LUTTE AVEC ERASME


Érasme a presque déjà pris sa forme définitive. « Je lis notre Érasme, écrit-il, et je le goûte de moins en moins ». Sans doute, ajoute-t-il, on ne peut qu’approuver ses attaques contre l’ignorance des moines, « mais je crains qu’il ne fasse pas suffisamment cas du Christ et de la grâce divine, dont il est beaucoup moins instruit que Le Fèvre d’Étaples. » Érasme est-il un vrai théologien ? Ce n’est pas très sûr ; le christianisme n’a pas pénétré son esprit ; pour lui, l’humain a plus de poids que le divin. Enders, t. i, p. 88. Toutefois, à cause du talent d’Érasme, à cause de sa lutte contre les moines, et pour ne pas heurter l’opinion, Luther se taira encore en public ; bien plus, pour ne pas faire connaître ces réticences, « il accablera Érasme de louanges ». Enders, t. i, p. 141 (18 janvier 1518). C’est dans ces dispositions que, le 28 mars 1519, il lui envoya sa première lettre. Il y affecte de la timidité, il y raille l’éducation scolastique, si odieuse aux humanistes ; mais il met pour ainsi dire Érasme en demeure de prendre parti pour la Réforme.

A cette époque, Érasme lui aussi avait sur Luther et la Réforme des idées arrêtées. Il louera toujours Luther de s’être élevé contre les abus de l’Église ; mais, dès l’origine, il résista aux tentatives faites pour lier la cause de l’humanisme à celle de la Réforme. C’est là le sens de sa réponse à Luther ; réponse très courtoise, mais avec refus de le suivre. Érasme, Opéra, t. ma, col. 444 ; Enders, t. ii, p. 64(30 mail519). En même temps toutefois, flatté sans doute de la démarche de Luther, il conseillait à Frédéric de ne pas « abandonner un innocent à des mains impies ». Allen, t. iii, p. 531 (14 avril 1519).

Les années suivantes, Érasme continue d’aider Luther dans son travail de démolition. A Cologne, le 5 novembre 1520, il fait à Frédéric de Saxe la réponse terrible : « Luther a commis deux fautes : il a touché à la couronne du pape et au ventre des moines. » Toutefois, à partir de 1521, on voit peu à peu arriver la rupture. Au milieu de cette année-là, Érasme songe à écrire en faveur de l’apaisement. Luther, qui le sait craintif, cherche à l’intimider : » S’il affronte les hasards de la lutte, il verra que le Christ ne redoute ni les portes de l’enfer, ni les puissances de l’air ; tout bégayant, je ferai face à ce grand maître de la parole. » Enders, t. iii, p. 376 (28 mai 1522).

Érasme était loin d’être un héros de bravoure. Mais, pressé à la fois par les catholiques qui lui demandaient d’affirmer enfin ses convictions, piqué par Luther et les siens qui semblaient le mettre au défi de se tourner contre eux, il songea à un travail sur le libre arbitre. Le 21 novembre 1523, il écrivait à son ami Jean Fabri que « le petit livre était commencé ». Au commencement de septembre 1524, la Diatribe sur le libre arbitre paraissait chez Froben. Avant tout, elle était dirigée contre Luther, mais peut-être aussi quelque peu contre Carlstadt. Opéra, t. ix, col. 1215-1248 ; Joh. von Walter, Des. Erasmus, De libero arbitrio AutTplSi), 1910,

Le sujet était merveilleusement choisi. La question de la liberté humaine était le centre, la quintessence des idées des deux adversaires. Aux yeux d’Érasme, ce choix devait présenter un autre grand avantage. Tout en le rangeant parmi les catholiques, l’affirmation de la responsabilité humaine en face de Dieu ne favorisait en rien l’administration de l’Église catholique ; au contraire. « Ile était plutôt une protestation en faveur (’es droils de l’individu. C’était le point où Ënume pouvait le plus facilement être à la fois catholique et anticlérical.

TV, A i DIATRIBE BOR l.E I.lliriK ARBITRE. — Dans la Diatribe, et dans YHypercupisUt ou Défense de la Diatribe, I rasme a discuté la question de la liberté en profane, en humaniste et en homme du monde,

plutôt qu’en théologien. Il y est plutôt moliniste ; héritiers de son humanisme, les jésuites l’ont été aussi de sa théorie de la liberté. Il n’a même pas su prendre les précautions des molinistes pour se garder de dire que la volonté humaine commençait l’œuvre sans la gTâce ; il est ainsi quelque peu tombé dans un vrai semi-pélagianisme. Opéra, t. ix, col. 1220, 1221 ; éd. J. Walter, p. 19.

Sa définition même de la liberté semble aller jusqu’à cet excès ; il paraît l’avoir prise des nominalistes : « Ici, nous considérons le libre arbitre comme la force par laquelle la volonté de l’homme peut s’appliquer à ce qui regarde le salut éternel ou s’en détourner. » Opéra, t. ix, col. 1220, 1221 ; éd. Walter, p. 19. Cette définition exclut la prémotion thomiste d’une grâce de soi efficace. Elle attribue même au libre arbitre « la possibilité de s’appliquer à ce qui regarde le salut éternel ». Or, sans la grâce, cette application elle-même ne saurait se produire.

Par cette tendance à beaucoup accorder à la liberté, Érasme manquait d’habileté. Sans doute, vers la fin de son traité, il semble accorder à Luther qu’en face de la grâce on peut considérablement restreindre la part du libre arbitre. En faisant de cette concession le fond même de son travail, il eût été plus habile. Au lieu de s’inspirer des Pères accordant davantage aux forces de la liberté, notamment des Pères grecs, il eût agi plus sagement en prenant les théories catholiques qui se préoccupent d’abord des droits de Dieu, théorie de saint Augustin et de saint Thomas sur la prédestination avant la vue de nos mérites, théorie de saint Thomas sur la grâce qui nous meut suavement mais infailliblement vers le bien. Érasme aurait pu relever d’étranges expressions de Luther où l’on voit qu’il a exagéré la théorie thomiste, où il suffirait de retrancher ou d’ajouter un mot, de donner à la phrase un autre tour pour qu’elle cessât d’être fataliste et hérétique, et qu’elle redevînt thomiste et fort catholique. Par ex. J. Ficker, t. ii, p. 22, 1. 25 ; W., t. xviii, p. 615, 31 ; p. 709, 10 ; p. 712, 10. Dans sa Diatribe, Érasme a pu çà et là s’inspirer de saint Thomas, J. Walter, p. xxiii sq. ; en général, néanmoins, l’esprit n’en semble pas thomiste.

Dans son Hyperaspisles, il écri a : « La Diatribe évite constamment d’imputer le salut aux mérites de l’homme ; elle l’attribue tout entier à la grâce. » Op., t. x.col. 1500. C’était donc là son intention. Mais l’exécution n’y a pas répondu ; dans ces deux écrits, il a continué ce que dès 1516 lui reprochait Luther : il s’est séparé de saint Augustin pour beaucoup accorder à la liberté.

Il est une autre intention à laquelle il s’est mieux conformé. En débutant, il avait dit : « Je discuterai, je ne jugerai pas. » Il conclut de la même manière : .1 ai conféré, que d’autres jugent. » Op., t. tx, col. 1216, 1248 ; éd. Walter, p. 5, 92. En aucun endroit il ne s’est départi de la plus parfaite courtoisie ; il attaque vivement et non sans éloquence les théories de son adversaire, il les juge dépourvues de fondement et néfastes pour la morale. Jamais, toutefois, il ne s’en prend à Luther lui-même ; jamais il ne l’accuse d’hérésie. Au xvie siècle, cette réserve était très rare, not animent dans les polémiques religieuses.

La Diatribe fut loin de satisfaire pleinement les catholiques, lui 1526, elle fut même censurée par la Faculté de théologie de Paris. Cependant, de nombreuses et chaudes félicitations arrivèrent i Érasme. Georges de Saxe lui écrivait : « Continue la lutte : le pape, l’empereur, tous les grands de l’Église sont toi ; l’épouse même du Christ, notre sainte mère e te sourira… Le Christ saura te remercier. »

HorawltZ, Erasmiana i ; dans Wteil. AJcad. Hist. Phil, Klatte, t. r. 1878, p. ku (18 février I