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LUTHER. LE NOMINALISME DE Ll’THER
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le développement normal de leur activité. Avec un l)icu nominaliste, Luther ne donne à notre obligation aucun fondement assuré : ce n’est pas des exigences profondes de la réalité qu’il l’ail dépendre l’obligation, c’est du bon plaisir de Dieu, ("est ce que l’on a vu au chapitre sur le nominalisme en général et ce que l’on verra au chapitre sur le nominalisme de Luther. Finalement, il s’arrêta à deux morales opposées : la morale privée, dont il demanda la règle à l’Évangile ; la inorale publique dont, sur les traces de Machiavel, il demanda la règle uniquement aux fins de l’État. Mais, par une tendance au panthéisme, il va souvent au delà de tout nominalisme ; il en arrive à déclarer que de soi il n’y a aucun acte bon ni mauvais. Devenu partie intégrante de Dieu et d’un Dieu nominaliste, l’homme lui aussi crée le bien et le mal. C’est sa seconde explication.

Puis, il se reprend. Sans doute, il y a des actes de soi bons ou mauvais ; il y a une morale. Mais pour ma religion et mon salut, il n’est pas nécessaire d’en pratiquer les préceptes. Cette pratique est impossible et inutile. Impossible : mon activité est totalement corrompue. Inutile : la foi suffit à me justifier ; pour mon union avec Dieu, la pratique de la morale est donc superflue, ou du moins elle n’est pas nécessaire. De même qu’une activité selon la Loi est inutile au salut, ainsi une activité contraire à la Loi n’est pas nuisible au salut. Sans doute, le justifié sera enclin à développer convenablement son activité ; mais si ce développement ne se produit pas « il suffira de reconnaître l’agneau qui porte les péchés du monde » ; le justifié « n’en demeurera pas moins l’héritier des biens paternels ». C’est la troisième explication de Luther.

Chez Luther, voilà donc la morale privée détachée de la religion. Dans la théologie luthérienne, cette disjonction ne s’est pas maintenue. Après ses luttes de 1537 contre Agricola, Luther lui-même l’énonça moins ; après la mort du Réformateur, Mélanchthon acheva de la faire disparaître de la théologie luthérienne. Mais enfin les faits sont les faits. Luther a-t-il écrit le passage et tenu les propos qu’on vient de lire ? Et ces passages, ces propos, de quand sont-ils ? Ils s’échelonnent entre 1518 et 1533 ; ils sont au zénith de son action réformatrice.

Pour la morale publique, Luther sera en un sens beaucoup plus audacieux encore : il lui donnera un but, un objet différents du but et de l’objet de la morale privée : entre l’Évangile et l’État, entre le chrétien et le citoyen, il mettra une opposition irréductible. Dans le luthéranisme, cette seconde disjonction s’est maintenue ; jusqu’à nos jours. Ci-après, col. 13Il sq.

VI. Le nominalisme et l’augustinisme de Luther. — De 1501 à 1512 environ, Luther a étudié le nominalisme et il a été initié à l’augustinisme. De 1513 à 1518, il a construit sa théorie de la justification.

Jetant un regard en arrière, résumons ce qu’il a fait de son nominalisme et de son augustinisme ; à propos de l’augustinisme, nous chercherons d’abord en quel rapport Luther est avec saint Paul.

I. LE Xo.vixalis.ve de LVTHER. — Le nominalisme, avons-nous vii, avait deux caractères fondamentaux : pour tout ce qui a trait à l’intelligence, il était pessimiste, sceptique, et dissolvant ; pour ce qui regarde la volonté, il était optimiste et semi-rationaliste. Luther repoussa violemment cette seconde tendance, ce à quoi put l’amener aussi son esprit de contradiction ; mais, sans peut-être se rendre compte d’où il tenait le scepticisme nominaliste, il le garda, le poussant même à des conséquences auxquelles les nominalistes n’avaient pas songé.

Avec nos forces naturelles, nous pouvons accom plir l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses et observer les commandements ; par là, et avec le seul concours général de Dieu dans l’ordre naturel, nous nous préparons à l’état de grâce : à partir des environs de 1515, Luther ne cessa de s’élever contreces propositions nominalistes.

lui 1519, il écrit au sujet de la dispute théologique qu’il venait de soutenir à Leipzig, contre Jean Éck : « Ce « théologisme », à qui je dois toutes les tortures de ma conscience, s’est évanoui dans cette dispute. » Puis, sur ce « théologisme » il donne des détails : « J’avais appris autrefois que le mérite était en partie de convenance, et en partie de justice ; qu’en faisant son possible, l’homme pouvait acquérir la grâce ; qu’il était capable d’écarter les obstacles à sa venue en nous, capable aussi de ne pas lui en opposer ; qu’il pouvait observer les commandements de Dieu quant à l’acte lui-même, quoique non selon l’intention du législateur ; que, dans l’œuvre du salut, le libre arbitre pouvait, par lui-même, choisir l’une ou l’autre de deux contradictoires ; que, par ses seules forces naturelles, la volonté pouvait aimer Dieu par-dessus tout ; que, par conséquent, tout en restant dans l’ordre naturel, l’homme pouvait accomplir l’acte d’amour, d’amitié de Dieu ; et autres monstruosités, qui sont pour ainsi dire les principes fondamentaux de la théologie scolastique. Elles remplissent les livres, et nos oreilles à tous en sont assourdies. » W., t. ii, p. 401, 20. C’est là comme un résumé de toute la doctrine nominaliste sur la nature et la grâce.

A voir Luther s’attaquant ainsi aux nominalistes, on serait donc porté à croire qu’il a violemment rompu avec eux. En réalité, en métaphysique et en logique, il est toujours resté occamiste. Il n’a pas de métaphysique. Comme philosophe, il ne connaît que le monde de la matière et de l’individuel. Il n’a pas de principes de logique, et il s’en glorifie ; pour lui, la logique n’est qu’un simple jeu de l’esprit. Il porta dans sa théologie ce manque de métaphysique et de logique.

Vers 1513, il en arriva à sa théorie de la justification par la foi : nature radicalement viciée ; confiance en Dieu et justification, survenant malgré le mal qui subsiste en nous. Nous avons vu les causes de cette théorie : augustinisme d’extrême gauche, impulsions allemandes, décadence de l’époque, état d’âme de Luther. Mais comment unira-t-il les pièces disparates de cet étrange assemblage ? C’est là que le nominalisme vint à son secours ; dans l’ordre de la nature et dans celui de la grâce, il lui avait appris à tout traiter avec un complet scepticisme.

Ici, deux grands principes du nominalisme lui vinrent particulièrement en aide. L’n principe de métaphysique : la réalité des êtres et des actes n’a aucune importance ; leur valeur dépend uniquement du bon plaisir de Dieu, de l’acceptation de Dieu ; dans l’ordre de la vérité et dans l’échelle des valeurs morales, Dieu peut tout bouleverser. Un principe de psychologie et de logique : l’intelligence humaine est incapable d’atteindre le vrai avec certitude ; aussi n’a-t-elle rien à voir dans les choses de la foi : entre la raison et la foi, il y a disjonction ou même souvent opposition flagrante. Dans ses spéculations ou mieux ses déclamations sur notre justification, sur les rapports entre la raison et la foi, Luther ne cessera de s’inspirer de ces deux principes ; simplement, au mot d’acceptation il substituera celui d’imputation. Il poussera même ces principes à leurs dernières conséquences ; ainsi, il ira encore plus loin que ses anciens maîtres. De droit, disaient les nominalistes, Dieu pourrait donner à un acte naturel un mérite surnaturel. De fait, dit Luther, il va plus loin encore ; à un homme dont la nature et la volonté demeurent mauvaises, il impute les mérites