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    1. LUTHER##


LUTHER. AU-DESSUS DE LA MORALE

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été courbée par l’Eglise romaine sous le joug inutile et pesant de la pénitence, sous l’obligation de tendre à la perfection par des œuvres personnelles. Luther, au contraire, venait lui apprendre à se cacher sous l’aile de Jésus-Christ, à s’envoler par la confiance, par le sentiment, dans une douce rêverie, jusqu’au pied du trône de Dieu.

Alors aussi, l’indépendance du nouveau prophète à l’endroit de toute loi morale est affirmée sans ambages ; pareille à un enfant nu qui prend de joyeux ébats sur un tapis mo : lieux, elle étale candidement son impudeur.

Le 6 octobre, Luther lance un pamphlet violent, la Captivité de Babylone, l’un de ses grands écrits réformateurs. Il y dit : « Tu vois comme le chrétien est riche ; même en le voulant, il ne peut perdre son salut par les plus grands péchés, à moins qu’il ne refuse de croire. L’incrédulité mise à part, il n’y a pas de péchés qui puissent le damner. Si la foi retourne aux promesses que Dieu a faites au baptisé, ou qu’elle ne s’en écarte pas, en un instant tous les péchés sont absorbés par elle, ou plutôt par la véracité divine ; car, si tu confesses Dieu et que tu t’abandonnes avec confiance à ses promesses, il ne peut se renier lui-même. » W., t.vi, p. 529, 11. L’année suivante, dans le calme de la "Wartbourg, il écrit à Mélanchthon ; c’est la même note que dans l’écrit public, sinon qu’elle est encore peut-être plus accentuée.. « Sois pécheur et pèche fortement, mais confie-toi et réjouis-toi plus fortement dans le Christ, vainqueur du péché, de la mort et du monde. Tant que nous serons ici-bas, il faut que le péché existe… Il nous suffit d’avoir reconnu l’Agneau qui porte les péchés du monde ; alors le péché ne pourra nous détacher de lui, irions-nous avec des femmes mille fois en un jour, ou y tuerions-nous mille de nos semblables. » Enders, t. iii, p. 208 (1 er août 1521).

Sur ce texte et autres semblables, pourrais-je essayer de terminer enfin une controverse séculaire ? Voici le texte original : Esto peccator et pecca fortiter, sed fortius ftde et garde in Christo, qui Victor est peccati, mortis et mundi. Peccandum est, quamdiu sic sumus ; vita hœc non est habitatio juslitiæ, sed exspectamus, ait Petrus, ccelos novos et terram novam in quibus justifia habitat. Sufficit qued agnovimus per divitias glorise Dei agnum, qui tollit peccatum mundi ; ab hoc non avellet nos peccatum, eliamsi millies, milites uno die fornicemur aut occidamus.

Pour millies millies j’ai mieux aimé reproduire la traduction courante : mille fois. Peut-être faudrait-il plutôt traduire par : un million. Ainsi, dans la Vulgate, saint Jérôme écrit : « Millia millium minislrabant ei ; mille milliers [d’anges] le servaient. » Daniel, vii, 10.

Mais j’ai hâte d’en arriver à la question capitale : s’agit-il ici de péchés qu’une foi ou confiance subséquente aurait amené Dieu à nous pardonner ? Oui, dit M. Norbert "Weiss, directeur du Bulletin du Protestantisme français : « Pour tout esprit non prévenu…, pour quiconque lit ces paroles sans prévention, Luther veut dire : Quand même tu serais un très grand pécheur, et que, par impossible, tu aurais commis en un jour mille paillardises ou meurtres, la grâce de Dieu en Jésus-Christ, agneau sans tache, offert pour notre rédemption, est encore plus grande. » Intermédiaire, 10 mars 1918, p. 224 ; Bulletin du Pr. fr., janvier-mars, 1918, p. 79. Ainsi (si je comprends bien), vienne la confiance en Dieu ; elle comportera le regret des fautes commises ; de nouveau nous serons donc en grâce avec lui. Nous avons ici trois moments : 1° Un jour (prenons le 1 er août 1521), quelqu’un commet un millier de fornications ou d’homicides : Etiamsi millies, millies uno die fornicemur aut occidamus ; 2° Le lendemain, 2 août, il a la foi justifiante : Agnovimus agnum ; 3° Avec cette foi, il devient ou

redevient l’ami de Dieu et l’héritier du ciel : Ab hoc (agno) non avellet nos peccatum. Sous-entendezqu elle la foi amène l’amour de Dieu, et le tout est on ne peut plus catholique romain !

Mais, malheureusement, ce n’est pas là le sens de la lettre de Luther. Il est trop certain que, dans ce passage, les deux premiers moments de la justification catholique sont intervertis : 1° Quelqu’un a la foi justifiante ; 2° Il commet un millier de fornications ou d’homicides ; 3° Au milieu de ces déportements, il peut garder la foi justifiante, et par conséquent rester l’ami et l’héritier de Dieu. Copiant l’expression de M. Weiss, je ne crains pas de dire : « Pour quiconque lit ces paroles sans prévention, » voilà le sens des paroles de Luther.

Entre les protestants qui, autrefois du moins, traduisaient comme M. Weiss, et les catholiques, qui décidera ? Je ne.vois qu’un tribunal, celui de la grammaire latine. Luther commence par supposer que nous avons la foi : « Agnovimus agnum ; nous avons reconnu l’agneau. » C’est un fait acquis, exprimé par le parfait de l’indicatif. Voilà l’état : la foi justifiante. 2° Vient ensuite une supposition, la supposition d’un fait nouveau : elle est au mode potentiel. Riemann et Lejay, Syntaxe latine, § 206. Ce fait nouveau ce serait un millier de fornications ou d’homicides. 3° Que s’ensuivra-t-il ? « Nous n’en serons pas séparés de l’agneau : ab hoc non avellet nos peccatum. »

M. Weiss traduit : Etiamsi fornicemur aut occidamus », par : « Quand même tu aurais commis. » C’est traduire le mode potentiel absolument comme le mode irréel du passé 1 Riemann et Lejay, § 207.

Et que l’on ne vienne pas dire : « Mais ailleurs Luther enseigne que la foi ou confiance entraîne infailliblement les œuvres. » Il suffit de lire le présent texte pour voir qu’ici il abandonne cette prétendue connexion. D’ailleurs, si je me suis arrêté à ce texte, c’est qu’il est connu et comme passé en proverbe. Mais pour montrer chez Luther la disjonction entre la religion et la morale, les deux textes précédemment cités et ceux qui vont suivre sont tout aussi caractéristiques, et peut-être d’une clarté plus nette encore.

Mélanchthon, le grand humaniste, devait apparemment comprendre le sens des mots latins dont il se servait. Or, au mois de décembre 1521, il faisait paraître la première édition de ses Loci communes, le manuel de théologie de la Réforme naissante. Il y explique, lui aussi, que la Loi tout entière y compris le décalogue, est abrogée. Seulement, dit-il, « ceux qui sont dans le Christ sont attirés par l’esprit à accomplir la loi. » C. R., t. xxi, col. 196, n. 109, 1. 25. Très bien ; mais enfin si ces croyants ne l’accomplissaient pas ? Mélanchthon répond : « La loi est abrogée non pour qu’on ne l’accomplisse pas, mais pour que, même non accomplie, elle ne condamne pas. » Ibid., col. 197. n. 111, 1. 18 ; répété timidement dans l’édition de 1535. ibid., col. 459, ce passage a complètement disparu dans celles de 1543 et années suivantes. Ainsi, 1° « l’attirance » à accomplir la Loi n’est pas une nécessité : 2° Si le justifié n’obéit pas à cette attirance, et qu’il transgresse la Loi, il ne s’ensuit pas qu’il soit condamné. »

Dans la suite, Luther se contiendra davantage. Toute sa vie pourtant, sa pensée sur ce point restera celle de 1520 et de 1521. Même après sa descente de la Wartbourg (1 er mars 1522) et les luttes qui suivront, même après sa querelle de 1537 avec Agricola, qui l’effraiera en tirant de sa théorie une partie des conséquences logiques qu’elle contenait, il continuera d’user à l’endroit des œuvres à peu près de la même langue que jadis. En 1530, à Jérôme Weller, son élève de prédilection, il conseillera de narguer le diable « en