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LUTIIKH. INFLUENCE DE L’AUGUSTINISME


divers, ce point de vue a été celui d’une partie des grands théologiens du Moyen Age, de la plupart des théologiens de la Compagnie de Jésus.

Sur la vie chrétienne et la vie mystique, ces deux conceptions entraînent des vues notablement différentes. Il n’y a rien de bon en nous, tout y est corrompu, disent volontiers les augustiniens ; le mieux sera donc d’agir le moins possible, afin de mieux laisser Dieu opérer en nous. Logiquement, voire même pratiquement, cette école ne conseillera que les vertus négatives. Et les augustiniens trouveront là un fondement plus assuré pour l’humilité. Notre nature est faible, dit l’autre conception, mais elle n’est pas vraiment viciée ; elle pourra, elle devra donc coopérer à l’action de Dieu. A son célèbre ouvrage d’ascétisme, saint Ignace de Loyola donnera pour titre : Les Exercices spirituels.

En spiritualité et en mystique, les deux conceptions pourront se servir à peu près de la même langue ; toutes deux pourront célébrer l’évacuation de nous-mêmes, la désappropriation, afin de laisser Dieu pénétrer et agir en nous ; mais, sous les mêmes expressions, elles cacheront des concepts fort différents. Avant tout, les augustiniens auront en vue la suppression de notre activité elle-même ; les autres, surtout la suppression des fins égoïstes de cette activité : si peu fertile qu’il soit, pensent-ils, le terrain naturel de notre âme peut et doit toujours être cultivé ; mais la perfection consistera à sortir de plus en plus de nous-mêmes pour nous épanouir en Dieu.

Dans la forme, je veux dire dans la marche de l’exposition et de la discussion, dans l’allure générale en un mot, les différences entre l’augustinisme de Seripando et la théologie désormais courante sont aussi très accentuées. Là, peu de précision ; d’ordinaire on se borne à citer des textes sans chercher à les interpréter ; partout c’est quelque chose de moins charpenté ; il y a plus de couleur que de dessin. Et pour couronner le tout, c’est u-e répulsion constante pour ce que l’on regarde comme l’intrusion de la philosophie dans la doctrine révélée. Dans un rapport des 26-27 novembre 1546, sur la théorie de la double justice, Seiipando prononcera à ce sujet des paroles qui sonnent comme celles de Luther : « On dira « L’application des mérites « de Jésus-Christ ne se fait que par l’infusion en nous « de la grâce sanctifiante. » Assurément, on parlera ainsi si pour toute sagesse l’on n’a que la science prise chez les philosophes, et si l’on ne sait parler que de la catégorie de la qualité. » Conc. Trid., t. v, p. 672 ; critique de saint Thomas, I a -II^, q. ex, a. 2.

Au résumé, cet augustinisme est moins une théologie qu’un catéchisme développé ; moins une science raisonnée du dogme qu’une simple croyance. Seripando veut se borner à discuter « sur les faits, non sur les possibles, sur la pratique, non sur des théories ; sous prétexte de mieux entendre les vérités du salut, il ne veut pas abandonner le sens de la doctrine révélée ». Conc. Trid., t. v, p. 668, 30.

4° Luther et l’école augustinienne du XVe et du X VIe siècle. — Luther eut évidemment connaissance des idées de Favaroni, et plus encore de celles des augustiniens italiens du commencement du xvie siècle. Dans la seconde moitié du xve siècle, Andréas Proies (1429-1502) fonde la congrégation des augustins d’Allemagne. Or, le modèle qu’il prend, c’est la congrégation italienne dite de Lombardie. En 1455 et 1456, il avait étudié la théologie à Pérouse, et son cas ne fut certainement pas unique. Th. Kolde, Die deutsche Augustiner Congrégation, 1879, p. 97, n. 2. Aussi, chez les augustins de la congrégation d’Allemagne, Favaroni était loin d’être inconnu ou méprisé ; dans la préface de ses Constitutions, Staupitz rappelle avec éloge l’activité « d’Augustin de Rome ». Com ment donc, chez les fils de Proies et de Staupitz, n’aurait-on eu aucun aperçu de ses idées, ou d’idées augustiniennes plus accentuées encore, qui devaient avoir cours dans des couvents d’Italie ? Ainsi. <c-Erfurt, Luther put donc fort bien être initié à ce courant d’idées.

Dans son voyage en Italie, il dut recevoir dans le même sens des renseignements et des influences plus décisives encore. Dans ce voyage il est impossible que ce jeune homme avide de savoir, ce jeune professeur d’université n’ait pas eu de nombreuses conversations intellectuelles, et surtout sur sa science préférée, la théologie. Soit à Rome même, soit dans des couvents d’augustins à l’aller et au retour, comment n’aurait-il pas entendu parler de cet augustinisme qui circulait dans certains couvents de l’ordre ? Vers ces théories, il pencha d’autant plus aisément que tout l’y avait préparé : tendance au pessimisme et à un mysticisme vague, peut-être aussi déjà influences reçues en ce sens au couvent d’Erfurt. Puis à expliquer les heurts de cette théorie, il y aurait non seulement la contradiction sur laquelle elle est construite : incapacité de l’homme pour le bien et pourtant sa responsabilité ; non seulement la nature impulsive de Luther et son imagination ; il y aurait encore la manière rapide, furtive dont ici par des conversations, là par des écrits lus à la hâte, ces idées lui auraient été originairement présentées. On ne voit pas qu’il ait altéré les théories nominalistes au même degré que les théories augustiniennes. Sans doute, c’est avant tout parce qu’à l’altération de l’augustinisme ses impulsions le poussaient davantage : son expérience, dira-t-il à Érasme, l’obligeait à nier la liberté. Mais c’est peut-être aussi parce que le nominalisme lui avait été plus scientifiquement enseigné.

On lui parla aussi des idées platoniciennes de son général Gilles de Viterbe. Gilles (14657-1532) est l’un des représentants les plus caractéristiques « du désir ardent d’un renouveau dans l’Église et dans la religion ». H. Rœhmer, Luthers Romfahrt, 1914, p. 48.

Il avait commencé par suivre Aristote ; à Padoue, plusieurs années durant, il avait étudié sa philosophie sous la direction du célèbre professeur Agostino Nifo. Mais Aristote ni son commentateur Averroës n’avaient pu répondre à ses aspirations ; pour échapper « à leurs dents empoisonnées », il était allé à Florence vers Marsile Ficin. Ses tendances intellectuelles s’y étaient fixées pour la vie. Jusqu’à la fin, il aura pour Aristote une aversion profonde, un culte enthousiaste pour Platon.

Ainsi en est-il arrivé pour Luther ; il commence par suivre Aristote ; vers 1510, il se tourne violemment contre lui, et par là même il incline vers Platon. Gilles de Viterbe n’aurait-il pas eu sur lui quelque influence en ce sens ? J. Paquier, Le commentaire de Gilles de Viterbe sur le premier livre des Sentences, dans Recherches de science religieuse, 1923, p. 293-312, 419-436.

A l’époque du voyage de Luther, Gilles était à l’apogée de sa renommée. Puis, c’était un augustin : dès ses jeunes années, il avait appartenu à l’ordre ; du

12 juin 1507 au 25 février 1518, c’est-à-dire à peu près tout le laps de temps où Luther fut moine, il en fut le général. Enfin, comme italien, il devait en imposer à ce Saxon, qui essayait de mépriser les Italiens, mais qui ne pouvait s’empêcher de les admirer et de les jalouser. D’autant que, sans tomber dans la corruption, la cruauté et la duplicité de ses compatriotes, Gilles avait leurs qualités brillantes.

Luther est ébloui ; c’est toute une civilisation qui se découvre à lui, des horizons qui le remplissent d’étonnement. Platonisme, augustinisme laissaient bien loin derrière eux thomisme et nominalisme à la mode. Perdu la nuit dans une forêt, l’âme oppressée de mys-