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LUTHER. LE RÉFORMATEUR

contradictions d’une année à l’autre, d’une page à l’autre ; il allait où le flot l’entraînait. — Luther est un cas pathologique fort complexe.

La physionomie morale. — Luther ne fut ni un spéculatif, ni un penseur, ni un logicien. D’ordinaire, il est même loin d’être un écrivain varié. A ce point de vue, des extraits habilement choisis sont de nature à donner une impression fort différente de celle qui ressort de ses œuvres complètes. Dans ses sermons, en particulier, on trouve trois ou quatre préoccupations, toujours les mêmes : attaques contre les œuvres, beauté de son Évangile, lamentations sur la misère des pasteurs, injures contre le pape, les juifs, les cabales et les sectes. Mais ces lacunes elles-mêmes sont loin de l’avoir desservi. Sur les masses, un penseur aura-t-il jamais une grande influence ? Et la musique de la parole publique a-t-elle besoin d’une si grande profondeur ou variété ? Au contraire, on savait gré à Luther d’être toujours prêt à donner de la voix, toujours prêt à venir, avec un ton de voyant, distribuer la Parole.

Pour parler aux foules et les entraîner, il avait des dons éminents : de l’imagination, de la volonté, de la passion. Il avait un don étonnant de l’image, de ces images qui se gravent à jamais dans la mémoire. On voit « les diables fondre sur lui, aussi nombreux qu’il y a de tuiles sur les toits ». Erl., t. liii, p. 106 ; on voit le duc Henri de Brunswick « leste et agile comme une vache sur un noyer, ou comme une truie jouant de la harpe ». W., t. li, p. 522, 7 ; le pape Paul III brayant :

« Hian, hian », ou pétant comme un âne. Erl., t. xxvi,

p. 147. Sans doute, c’est dans le domaine des porcheries que, de plus en plus, Luther alla chercher ses images. Mais cette prédilection était-elle pour déplaire si étrangement à son milieu ?

Luther fut un homme de volonté ; disons mieux, il eut l’art de ne jamais douter de lui, ou du moins de ne jamais le paraître ; s’il n’eut pas toujours de la volonté, il eut du moins toujours de l’audace : « Tant que je vivrai, disait-il en 1532, personne ne saura me braver, s’il plaît à Dieu. » T. R., t. ii, n. 1484. L’audace, les dehors de l’audace, voilà sa grande force. Chez lui, ce n’était pas avant tout d’une énergie de fer que venait la résistance, c’était plutôt du besoin de faire bonne contenance.

Luther fut un homme de passion. Il détesta violemment les œuvres et la messe, le pape et les moines, Aristote et la scolastique, Jean Eck et le duc Georges de Saxe. Luther fut un violent. La violence, une violence faite à la fois de nature et d’artifice, c’est ce qui dès l’abord frappe dans son œuvre. Là encore, sans doute, il savait s’arrêter à temps ; c’était quand il traitait avec les puissants, et tout particulièrement avec ses princes de Saxe. Heureuses natures que, sur les pentes vertigineuses de l’emportement et de la colère, le respect de l’autorité, je veux dire de leurs intérêts, sait constamment arrêter à temps ! Mais quand le calcul lâchait la bride à sa nature, alors la violence apparaissait, dans toute sa réaliste fureur. Il écrivait en 1520 : « Je ne puis nier que je ne sois trop violent. Mais puisque mes adversaires le savent, ils n’auraient pas dû exciter le chien. » Enders, t. ii, p. 329. Cette violence venait de je ne sais quelle impulsion mystérieuse. En 1521, il écrit qu’il n’est pas maître de lui, qu’il ne sait quel esprit le contraint de blesser malgré lui. Enders, t. iii, p. 93. Qu’on appelle ce dédoublement possession démoniaque, emprise d’une fougue non maîtrisée, envahissement des forces de la subconscience, effet d’un surmenage intellectuel, il restera toujours qu’il est loin de montrer l’homme parfaitement maître de soi. Mais la foule n’a pas le loisir de ces analyses psychologiques. Tour peu qu’un homme montre de la confiance en soi, elle se courbe avec respect. En voyant l’assurance de Luther, elle crut volontiers à une énergie sans mélange, à la volonté d’un voyant qui se laissait diriger par l’étoile.

Luther aime les exagérations massives. En 1524, il parle en chaire contre la messe : « Oui, je le dis ; toutes les maisons publiques, tous les homicides, meurtres, vols et adultères sont moins nuisibles que l’abomination de la messe papiste. » W., t. xv, p. 774, 18 ; voir ci-après, Le nouveau culte, col. 1304 « Sous le papisme, disait-il en 1529, nous étions possédés par cent mille diables. » W., t. xxviii, p. 452, 11.

Dans ce besoin de violences et d’exagérations, il ne fut jamais arrêté par la crainte d’affirmations erronées Il se préoccupait fort peu de dire la vérité ; souvent, et fort sciemment, il alla jusqu’au mensonge caractérisé. Au milieu de 1520, il écrivait à son ami Jean Lang : « Contre la déloyauté et la perversité du pape, j’estime qu’en vue du salut des âmes, tout nous est permis. » Enders, t. ii, p. 461.

Saint Bernard, le grand moine du Moyen Age, avait dit : « J’ai perdu mon temps ; car j’ai mené une vie de perdition. » A partir de 1521, Luther rappellera ce mot à satiété. A quelle fin ? Afin de montrer qu’à l’heure de sa mort, Bernard avait amèrement regretté de s’être fait moine, et qu’il en avait demandé pardon à Dieu. Or, quand Bernard avait-il parlé ainsi ? Au moins seize ans avant sa mort ; et non pas malade à mourir, mais dans un sermon. Pendant ces seize années, il n’avait cessé de rester moine et de s’intéresser vivement à la vie monastique. D. P., t. i, p. 74-90. Plus loin, on verra la conduite de Luther dans l’affaire du mariage turc de Philippe de Hesse.

Luther fut un orateur et un écrivain populaire. Il avait la parole facile, véhémente, sans grand souci de la vérité. Il ne s’attarda pas à la composition d’ouvrages didactiques et de longue haleine ; dans sa course échevelée contre le pape, les moines et tout ce qui était catholique, ce qu’il affectionna particulièrement, ce fut la littérature et le style des pamphlets. Un grand nombre de ces écrits sont des productions de quinze à vingt pages, quelques-uns de moins encore. Plus de trente ans professeur à l’université de Wittenberg, il ne sut jamais rassembler ses cours pour en composer quelque grand traité didactique. Il n’a mis la dernière main ni à ses Dictées sur le Psautier, ni à son Commentaire sur l’Épître aux Romains. C’est sur des notes d’élèves qu’ont été publiés son second Commentaire sur l’Épître aux Galates et son Commentaire sur la Genèse.

Écrivain populaire, Luther usa abondamment de proverbes : « Trembler n’empêche pas de mourir ; — Jeu de chats, mort des rats ! — Pour ch…, il faut avoir de la m… dans le ventre, — Ch.. dans tes braies et fais-t’en une cravate », etc. E. Thiele, Luthers Sprichwörtersammlung, 1900, n. 22, 35, 68, 69. Écrivain populaire, et écrivain populaire du xvie siècle, il aima les grossièretés. Il a été le Rabelais de l’Allemagne. En 1545, quelques mois avant sa mort, il faisait paraître son pamphlet Contre la papauté romaine fondée par le diable, avec les caricatures de l’Image de la papauté. Large mention d’hermaphrodites, manière de distinguer un homme d’une femme, scène d’accouchement, rien n’y manque. Par-dessus tout, on y trouve une collection scatologique comme n’en a jamais offert un livre de controverse religieuse. D. P., t. iv, p. 93 sq.

Homme d’imagination, de volonté, de passion, de violence, recourant volontiers aux exagérations et aux mensonges, orateur et écrivain populaire, toutes ces dispositions ont fait de Luther un tribun, soufflant dans les masses le vent des révolutions. Il disait en 1529 : « Je suis né pour lutter et tenir la campagne contre la canaille et contre l’enfer : de là, dans mes écrits. une allure de tempête et de guerre. Il me faut arracher les arbres avec les troncs, couper les