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LULLE. ORIGINE DE SES IDEES


Si la contemplation se porte ainsi sur le triple ordre du monde divin, humain et matériel et l’exerce surtout par l’application des trois facultés de l’âme, il est logique que R. Lulle reconnaisse trois « figures » ou formes d’oraison : l’oraison sensible, l’oraison intellectuelle et « l’oraison qui multiplie les bonnes œuvres » et peut être dite habituelle. La première se définit ainsi : Prima oralio est sensuatis quam fatit homo loquendo et nominando et orando tuât virtutes et tuas honorationes, petendo a te gratiam et indulgentium. Lib. Cont., t. V, c. cccxv, n. 4, t. x, p. 338. Elle comprend les prières vocales, l’humble demande du pardon et se traduit aussi dans les rites liturgiques. Ibid., n. 5-7, t. x, p. 338. La deuxième forme d’oraison, tout intellectuelle, est d’abord celle « où l’âme se souvient de Dieu dévotement, l’entend, l’aime, en jouit et le contemple dans ses vertus » ; elle s’exerce aussi lorsqu’au souvenir des dignités divines de vifs désirs de pénitence s’enflamment dans le cœur et que l’âme applique ses sens spirituels à la saisie de Dieu. Ibid. n. 7-9, t. x, p. 338, 339. L’homme contemple enfin selon la troisièmemanière « lorsqu’il fait des bonnes œuvres et agit vertueusement ». Ibid., n. 10-13, p. 339. L’oraison parfaite unit ces trois modes, particulièrement les deux premiers. Ibid., n. lfi, p. 339. Cette méthode d’oraison définie, R. Lulle l’applique à la méditation de l’unité de Dieu, Ibid., c. ccxvi, p. 341345 et des autres dignités’divines pour en faire saisir le mécanisme jusque dans le détail. Cet exposé, extraordinairement développé et où maints chapitres sont de vrais poèmes mystiques, t. V, c. ccxv-cclxvi, p. 337-600, n’a pas d’égal dans la littérature du Moyen Age.

Selon R. Lulle, la méditation doit toujours être accompagnée des larmes de la dévotion sensible. L’Ami, n. 106, p. 34 et n. 172-175, p. 54, 55. Jésus-Christ, le modèle de l’oraison, en a donné l’exemple. Lib. Cont., t. II, c. xcii, n. 20, t. ix, p. 201. « Les soupirs et les pleurs sont messagers entre l’Aimé et l’Ami pour qu’il y ait entre eux consolation, compagnie, amitié et bienveillance. » L’Ami, n. 104, p. 34. C’est une des conditions d’amour que R. Lulle décrit dans un chapitre de son Arbor philosophise desideratee et dont la traduction française se lit chez M. André. L’Ami, p. 172-178. Sans elles, la méditation serait a chose peu convenable ». L’Art, p. 87. Aussi R. Lulle demande-t-il à Dieu, dans une gracieuse image, de les faire tomber constamment de ses yeux. Lib. Cont., t. II, c. lvii, t. ix, p. 125 : Sicut per molum molæ granum atteritur et decurril in minulam farinant, ita quoties ante meos oculos sit signum erucis, deberent mei oculi decurrere in minutas lacrymas ; et sicut molendinum, Domine, conterit frumentum eundo in circulo, precor te, ut (acias ire meam mentem et meam memoriam circa luam nobilitatem et tuam passionem ut mei oculi emiltant ploralus et meum os suspiria. Néanmoins, toute cette dévotion sensible et cette ardeur affective doivent se traduire par l’action, « les grandes peines et périls » encourus pour l’Aimé, L’Ami, n. 174, p. 54, et surtout la recherche du martyre. L’Ami, n. 262, p. 80 et n. 323, p. 99.

La contemplation dont R. Lulle a enseigné si parfaitement l’art est donc essentiellement pratique puisqu’elle tend à former, à l’intérieur des cloîtres surtout, des apôtres « embrasés d’amour bu point d’aller enseigner la sainte Foi Romaine aux infidèles » et « à faire le sacrifice de leur vie par la voie du martyre »..1. Borras, Espiritu del B. R. Lull, dans B. A. L., 1909, 278-280. Elle est aussi fortement intellectualiste ; jamais, en effet, comme l’a observé Menéndez y Pelayo, R. Lulle n’amoindrit l’exercice et les droits de la raison. « L’ami, dit-il, était en oraison et il priait la science de lui montrer la gloire de son Aimé afin

qu’il pût aimer plus fermement. » L’Ami, p. 140° Selon lui, l’intelligence s’élève même plus rapidement vers Dieu que le vouloir : « L’Ami demanda à l’entendement et a la volonté lequel des deux était le plus près de son Aimé. Tous deux coururent et l’entendement parvint près de l’Aimé plus tôt que la volonté. » L’Ami, n. 19, p. 10. Néanmoins, l’idée d’amour l’inspire plus profondément, car « l’amour est la corde et la chaîne par lesquelles l’homme est traîné jusqu’à la gloire du Paradis ». Lib. Cont., 1 II, c. lvii, t. ix, p. 125. Le mystique est condamné à une mort d’amour. L’Ami, p. 198-204. R. Lulle le proclame en des termes que l’on croirait tombés des lèvres de saint François : « On demanda à l’Ami quel était son maître ; il répondit : l’amour. — De quoi es-tu fait ? — D’amour. — Qui t’a engendré ? — L’amour. — Où naquis-tu ? — Dans l’amour. — Qui t’a nourri ? — L’amour. — De quoi vis tu ? — D’amour. — Quel est ton nom ? — Amour.

— D’où vîens-tu ? — De l’amour. — Où vas-tu ? — A l’amour, etc. L’Ami, n. 97, p. 32. L’âme ne peut arriver à Dieu sans passer par la dilection. L’Ami, n. 258-261, p. 79. C’est dans l’amour que se consomme l’union mystique : « L’amour illumina le nuage qui était entre l’Ami et l’Aimé et le fit ainsi lumineux et resplendissant comme la lune dans la nuit, l’aurore dans le matin, le soleil dans le jour et l’entendement dans la volonté. Et dans ce nuage resplendissant, l’Ami et l’Aimé se parlaient. » L’Ami, n. 123, p. 39. A n’en pas douter, ces déclarations sont d’un grand mystique. Le jour où enfin R. Lulle sera connu et où l’immense synthèse du Llibre de conlemplacio aura été étudiée, la théologie mystique et la critique littéraire n’hésiteront pas à le mettre à côté du prince de la théologie contemplative, saint Bonaventure : R. Lulle a pleinement droit à ce rang d’honneur.

La théologie spirituelle de R. Lulle n’a été étudiée jusqu’ici que très incomplètement : G. Olzet, La mistica lulliana, dans Rivistu Lulliana, Barcelone, 1903, t. iii, p. 123129 ; J. Bernhart, Die philosophische Myslik des Miltelallers, Munich, 1922, p. 157-162 ; W. Peers, The art o/ Contemplation, Londres, 1924 ; P. Pourrat, La spiritualité clmtienne, 2’édit., Paris, 1925, t. iii, p. 124-127 ; J. de Guibert, S. J., La méthode des trois puissances et V « art de contemplation » de R. Lulle dans Revue d’ascétique et de mystique, Toulouse, 1925, t. vi, p. 366-378. Seul M. Probst lui a consacré des études plus développées, Caractère et origines, p. 91-112 ; l’Art, p. 1-56, mais où plusieurs assertions, inspirées par la psychologie de Boutroux et de James, ne peuvent être acceptées.

Origines de la pensée lulliste.

De l’exposé qui

précède, il résulte que la thèse de l’origine arabe du système lulliste, soutenue par Asin y Palacios et Ribera, et si àprement débattue en Espagne à notre époque, n’est pas suffisamment fondée. Probst, op. cit.. p. 240-258, J. Rubiô, La logica del Gazzali, p. 311-313. S. Bové, El sistema cientifico lulliano, Barcelone, 1908, p. 422 ; Sobre filosofia lulliana. Cartes alD r J.Ribera, e.c. dans Riinsta lulliana, t. ii, p. 183-195, t. iii, p. 318-338. Certes, il est probable qu’en astronomie, en chimie et en médecine, R. Lulle a emprunté des éléments aux Arabes : ils étaient les maîtres d’alors. De même, il connaît la Logique d’Algazel qu’il traduit en vers catalans ; il possède aussi une connaissance exacte de la pensée musulmane. Golubovich, op. cit., p. 376 ; J. Tusquets, Posicio, p. 96-99. S’il recommande aux chrétiens en quête d’arguments contre le Coran les écrits d’Ibn Tophail et d’Al Kindi, Lib. de fine, éd. Gottron, p. 88, c’est sans doute qu’il les avait lus. De plus, il a imité dans son Lib. de gentili un ouvrage arabe analogue : de même R. Lulle reconnaît avoir pris aux Arabes les « termes propres » du grand Art dans un texte important du Compendium artis demonstraii iv t. m p. 160 :