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355 LÉON XI H. SON ACTION INTELLECTUELLE, SOCIALE, INTERNATIONALE 356

ture, t. vii, col. 2160-2162, 2235-2237, et Interprétation de l’Écriture, ibid., col. 2320, 2333, 2342.

Léon XIII et la question sociale.

Léon XIII,

à la fin de son épiscopat de Pérouse, dans son mandement pour le carême de 1877, avait dénoncé les abus du régime économique contemporain et signalé deux remèdes : d’une part, l’intervention des lois civiles, d’autre part la fidélité aux lois de Dieu et de son Église. Dès son avènement sur le trône de Pierre, la question sociale le préoccupa. Les attentats commis contre les souverains d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie lui inspirèrent, dès le 28 décembre 1878, l’encyclique Quod apostolici, qui condamnait le socialisme. Mais Léon XIII voulut, en face du socialisme, tracer les grandes lignes de ce que doit être un ordre social chrétien, fondé sur la justice. D’Amérique et d’Europe des appels survenaient, qui sollicitaient la papauté de faire entendre sa voix pour l’apaisement des conflits entre capital et travail. La grande association ouvrière des Chevaliers du Travail (Knights of Labour) était, au Canada, condamnée par l’unanimité de l’épiscopat et rencontrait au contraire, chez la plupart des évêques des États-Unis, une neutralité bienveillante : de part et d’autre, on se tourna vers Rome pour obtenir un verdict. Sept cent trente mille travailleurs, divisés en trois mille sections, et ayant pour président général un catholique, M. Powderley, attendaient ce verdict avec impatience. Un mémoire du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, plaidait auprès du Saint-Siège pour les Chevaliers du Travail. Le 29 août 1888, le cardinal Simeoni, préfet de la Propagande, informa le cardinal Gibbons que le Saint-Siège « tolérait, pour le moment, la Société des Chevaliers du Travail », à la seule condition qu’on fit disparaître de ses statuts certains mots sentant le socialisme et le communisme.

Cette décision du Saint-Siège fit grand bruit. D’une façon plus discrète, un travail s’accomplissait, à Rome et à Fribourg en Suisse, qui devait aboutir à des conclusions plus importantes encore. A Rome siégea, de 1881 à 1883, une commission de théologiens, chargée d’examiner les conséquences de la morale catholique dans le domaine économique. Plusieurs années de suite, des sociologues de divers pays, réunis à Fribourg, dans une union d’études sociales, élaborèrent des thèses sur la question sociale, thèses qui s’appuyaient sur la philosophie de saint Thomas ; Mgr Mermillod portait ces thèses à Rome, pour qu’elles fussent examinées par le Saint-Siège et pour qu’elles fussent retenues, éventuellement, comme des documents. Tandis que la sociologie catholique, représentée par des spécialistes comme les Français La Tour du Pin, Henri Lorin, Louis Milcent, comme les Autrichiens Blome, Kuefstein, Vogelsang, Lichtenstein, frappait ainsi à la porte du Vatican, les ouvriers de France, amenés en pèlerinage, dès 1889, par Albert de Mun et Léon Harmel, prenaient contact avec le pape, et Melchior de Vogué, commentant ce spectacle, regardait « entrer solennellement dans Saint-Pierre le nouveau pouvoir social, les nouveaux prétendants à l’empire, ces ouvriers venus là, comme y vinrent Charlemagne, Othon et Barberousse, pour y chercher le sacre et l’investiture. »

Ces diverses démarches trahissaient un besoin de la chrétienté : Léon XIII, le 15 mai 1891, publia l’encyclique Rerum Novarum sur la condition des ouvriers, dont Spuller déclara qu’elle était un grand événement dans l’histoire des sociétés modernes. Léon XIII, dans cette encyclique, affirmait le droit de propriété privée, mais il en marquait les limites, et définissait le devoir de l’aumône. Passant aux rapports du travail et du capital, il expliquait qu’un salaire insuffisant, consenti par la prétendue liberté de l’ouvTier, n’est pas un salaire juste ; et le contrat de travail, même

accepté par l’ouvrier, ne lui paraissait pas conforme à l’équité, s’il contenait des clauses nocives pour la santé de l’ouvrier, ou pour sa vie domestique, ou pour sa vie religieuse. Les catholiques, à la lumière de cette encyclique, devaient désormais, au delà du phénomène de la production économique, envisager l’agent producteur, l’homme, et se préoccuper de l’établissement d’un régime du travail conforme à toutes les exigences de la dignité humaine.

Pour faire régner la justice sociale, Léon XIII préconisait deux moyens : 1. les associations professionnelles (associations patronales, associations ouvrières, associations mixtes) qui, jouant dans le métier une sorte de rôle législateur, résoudraient les questions relatives au salaire, à la durée de la journée dé travail, à l’hygiène des mines ; 2. la législation ouvrière. Pour repousser les abus et pour écarter les dangers, Léon XIII invoquait l’autorité des lois. Il signalait, spécialement, à l’attention du législateur, le relâchement des liens de la famille parmi les travailleurs, le refus du repos dominical à l’ouvrier, la promiscuité des sexes dans les usines, la violation de la dignité du travailleur par des conditions indignes et dégradantes ; l’attentat à la santé de l’adulte chargé d’un travail excessif ; l’attentat à la santé de la femme et de l’enfant, chargés de travaux qui devraient être réservés aux hommes. Et faisant allusion à la plaie des grèves, il déclarait : « Il appartient au pouvoir public de porter un remède. Il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons. » L’encyclique se terminait par cette déclaration qu’il faut principalement attendre le salut d’une grande effusion d’amour (caritas) ; et par caritas, Léon XIII entendait la loi qui résume tout l’Évanglie, toiius Evangelii compendiaria lex, loi qui comprend la vertu de justice, qui en implique et en facilite l’observation.

Le sociologue suisse Gaspard Decurtins avait, en 1890, présenté au Conseil fédéral helvétique un vœu en faveur d’une réglementation du régime du travail par une législation internationale, et Léon XIII, témoin par ailleurs des efforts que tentait, dans le même sens, la conférence internationale réunie à Berlin par Guillaume II, avait fait féliciter Decurtins par Mgr Jacobini. En avril 1893, au congrès ouvrier de Bienne, où les socialistes étaient en majorité, Decurtins fit voter un vœu ainsi conçu : « Le congrès exprime le vœu que le prochain congrès ouvrier international à Zurich s’occupe de la question de la législation internationale sur la protection des travailleurs. On compte également que les sociétés catholiques ouvrières défendront avec énergie les postulats concernant la protection ouvrière énoncés dans l’encyclique de Léon XIII. » En réponse à cette manifestation, Léon XIII, dans une lettre à Gaspard Decurtins, déclara approuver en principe le projet d’une législation internationale protégeant « la faiblesse des femmes et des enfants qui travaillent. »

Quelques années seulement s’écoulaient, et l’on constatait, en tous pays, un mouvement catholique social issu de l’encyclique Rerum nooarum, mouvement dont M. Max Turmann se faisait l’historien. Les polémiques auxquelles donna lieu l’école dite de la démocratie chrétienne amenèrent Léon XIII à déclarer, le 18 janvier 1901. dans la lettre Graves de communi, que la dénomination de démocratie chrétienne ne devait pas s’entendre d’une action politique, et que ce mot « ne doit pas signifier autre chose que la bienfaisante action chrétienne à l’égard du peuple », action qui peut, comme l’Église, s’accommoder de tout régime politique, pourvu qu’il soit honnête et juste.