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HOBBES

les paroles comme d’incontestables vérités. Une chose est certaine : le système de Hobbes peut très bien se concevoir en dehors de toute idée religieuse et sa cité en dehors de toute religion. Mais Hobbes ne pouvait échapper au problème religieux : son temps l’agitait avec passion ; son pays le mêlait au problème politique ; il y avait dans les consciences anglaises des conflits entre l’obéissance due à Dieu et l’obéissance due aux souverains, et Hobbes comprenait que son système politique ne faisait qu’accentuer ces conflits. De cive, préface.

En matière religieuse, Hobbes est agnostique. C’est la conséquence logique de sa philosophie. Et cette conséquence, il l’accepte. Excludit a se philosophia theologiam, dico de natura et attributis Dei… doctrinam. Logica, c. ii. Il ne nie pas toutefois l’existence de Dieu. « Tous ceux qui veulent y faire attention sont à portée de savoir que Dieu est, quoiqu’ils ne puissent savoir ce qu’il est. » De la nature humaine, trad. d’Holbach, c. xi, 2. Il ne se met pas en peine, il est vrai, de la démontrer. « En remontant de causes en causes, nous arrivons à un pouvoir éternel, c’est-à-dire antérieur à tout, qui est le pouvoir de tous les pouvoirs, la cause de toutes les causes. » Ibid. Rien de plus. Nous ne pouvons rien savoir de Dieu. « La raison ne nous dicte qu’un seul nom qui signifie la nature de Dieu, à savoir, celui… qui est ; et un autre par lequel Il se rapporte à nous, à savoir, celui-là même de Dieu, qui comprend en sa signification ceux de roi, de seigneur et de père. » Ibid. L’homme construit Dieu ἀνθρωποπαθῶς ; et d’après ce que lui dicte le respect. « Les attributs que nous donnons à la Divinité ne signifient que notre incapacité et le respect que nous avons pour elle… Si Dieu se donne à lui-même des noms dans la sainte Écriture, ce n’est que… pour s’accommoder à notre façon de parler. » Ibid., 3. Ainsi, « il réduit l’homme à n’être qu’un corps, l’âme une fonction et Dieu un inconnu. » Taine. loc. cit. Il faut signaler aussi la théorie que soutient Hobbes de la corporeité de Dieu. Il nous est impossible de concevoir

« des esprits incorporels ». Mais « c’est une manière

de lui (à Dieu) marquer notre respect que cet effort en nous de faire abstraction en lui de toute substance corporelle et grossière. » De la nature humaine, c. xi, 5. Et dans l’Appendix ad Leviathan, c. iii, Hobbes, soutenant que Dieu est corps, se dit en accord avec Tertullien et rappelle que l’opinion de la corporéité de Dieu n’a pas été condamnée par les trois premiers conciles œcuméniques.

Quant aux rapports de l’homme avec Dieu, à la religion, il eu distingue de deux ordres : les rapports du règne de nature, ceux que fixe la raison ; du règne prophétique de Dieu, c’est-à-dire que détermine la révélation. De cive, Religio, c. xv, iii, iv ; Leviathan, De civitate, c. xxxi. Dans le règne de nature, le droit de Dieu sur l’homme vient de sa toute-puissance : Regni Dei naturalis jus… non ab eo derivatur quod homines creavcrit cum non essent, serf ab eo quod divinæ Patientiæ resistere impossibile est. Leviathan, De civitate, c. xxxi. « Le droit de léguer vient à ceux à la puissance desquels on ne peut résister et par conséquent à Dieu, qui est tout-puissant. » De cive, Religio, c. xv. v. C’est donc de la crainte qu’est née la religion. Metus potentiarum invisibilium… est religio. Leviathan, De homine, c. vi. Dieu, sous ce règne, n’impose à l’homme comme lois morales que les lois naturelles et, comme lois religieuses, que l’obligation du culte, c’est-à-dire de certaines croyances et de certains actes en son honneur. Mais c’est au magistrat à interpréter les lois morales, à fixer par conséquent le juste et l’injuste, même au regard de Dieu ; c’est à lui aussi à interpréter les lois sacrées et, par conséquent, à fixer les croyances et les manifestations religieuses. D’où « les sujets pèchent… s’ils enfreignent les lois morales…, s’ils transgressent les lois et les ordonnances de l’État en ce qui concerne la justice…, s’ils n’adorent pas Dieu selon les lois et coutumes de leur pays, » et ils commettent « le crime de lèse-majesté divine… s’ils ne confessent pas devant tout le monde qu’il y a un Dieu très bon, très grand, très heureux, roi suprême de l’univers…, c’est-à-dire s’ils ne l’adorent point par cette confession, car ils tombent dans l’athéisme. » « Dans le règne de Dieu par nature », on ne saurait donc jamais se dispenser d’obéir au souverain, sous le prétexte d’obéir à Dieu. « Tout ce que Dieu commande, il le commande par la bouche du magistrat ; comme, au contraire, tout ce que l’État ordonne touchant le service de Dieu et touchant les choses temporelles doit être reçu de même que s’il était commandé de Dieu immédiatement. » Il est vrai que, si l’État commandait « une chose injurieuse à Dieu », il ne faudrait pas lui obéir ; mais il faut que cette chose soit directement injurieuse à Dieu et non pas seulement par voie de conséquence ou au jugement de quelques-uns. De cive, Religio, cxvi, cxix ; Leviathan, De civitate, c. xv.

Et il en est de même sous le règne de Dieu par la révélation. Cela va de soi pour le régime théocratique de l’ancienne alliance. Mais cela n’est pas tellement évident sous la nouvelle que des chrétiens ne se croient autorisés à demander « les uns la liberté de conscience, les autres pour la religion une place au-dessus de la puissance civile ou au moins indépendante ; ils disent que Notre-Seigneur n’a pas donné au souverain cette autorité, » mais « au pape universel ou à un synode démocratique dans chaque république… ou à un synode aristocratique. » De corpore politico, part. II, c. vi. Ils ont tort. L’avènement du Christ n’a pas changé les conditions générales de l’humanité : le pouvoir souverain garde toute son autorité sous le règne de Dieu par la révélation comme sous le règne de Dieu par nature. Hobbes fait valoir évidemment qu’aucune loi humaine ne saurait contraindre les consciences, mais règle seulement les paroles et les actes, que le christianisme prêche l’obéissance absolue à l’autorité humaine dans un gouvernement, mais il traite la question à fond. Par une exégèse que lui dictent à la fois la logique de son système et son éducation, il s’efforce de démontrer que dans les États chrétiens l’autorité religieuse appartient au prince. Le Christ en tant que Christ n’est pas roi de ce monde ; « son royaume n’est pas de ce monde, son règne ne commencera qu’au dernier jour ». Sa mission ici-bas ne fut point celle d’un législateur souverain, mais celle d’un pasteur, d’un conseiller. C’est aussi celle du clergé. Il n’a pas établi une Église universelle, avec un chef au commandement duquel elle obéisse tout entière, avec un pouvoir souverain au-dessus des pouvoirs souverains des États, qui puisse, par exemple, délier les sujets du serment de fidélité. C’est une erreur de Bellarmin de prétendre. De romano pontifice, c. xxix, que, « quand les princes se firent chrétiens… aussitôt ils devinrent les sujets du prélat de la hiérarchie ecclésiastique. » Chaque cité est une Église, celle-là, assemblée d’hommes sous un pouvoir souverain ; celle-ci, assemblée des mêmes hommes sous le même pouvoir, mais considérés comme chrétiens. Et il n’y a pas à craindre une application de la parole sacrée : « Il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Toutes les choses nécessaires au salut sont comprises dans la foi et dans l’obéissance ; l’obéissance — au pouvoir souverain — suffirait si elle pouvait être parfaite ; mais c’est impossible. La foi intervient alors et assure la rémission des péchés. Mais quelle foi est nécessaire ? Hobbes se sert ici de la fameuse distinction de la Réforme entre les articles fondamentaux