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HASARD


mal informée de son objet, permettaient d’ériger le hasard en absolu et de composer avec lui la figure du monde ; mais la philosophie, en s’afîranchissant de l’imagination, a découvert sous les apparences des choses une réalité plus profonde et plus stable dont les seules manifestations extérieures sont infiniment plus riches que le hasard, et la science n’a véritablement commencé d’exister que le jour où elle a pu saisir les lois constantes ou les phénomènes généraux de ces mêmes réalités substantielles que la philosophie s’était appropriées ; elles s’accordent toutes deux aujourd’hui, chacune du point de vue qui lui est propre, à nous imposer une conception du hasard, qui lui assigne dans la nature une existence définie et une part déterminée, conformes à celles que nous lui avons reconnues ; et cette première explication, imparfaite ou incomplète, en postule à son tour une autre, qu’elle ne peut finalement trouver que dans un autre ordre, supérieur à celui des réalités visibles, où se meut le hasard. Où veut-on, en effet, reposer cet être fragile, issu de la rencontre de causes naturelles qui ne le contiennent pas, si ce n’est sur le fondement inébranlable d’une nature plus vaste et plus solide, comme l’est la nature divine ? et cette synthèse passagère, qui se dénoue aussitôt faite, comment pourrait-on seulement la supposer, en dehors de l’intelligence souveraine de Dieu, dans quel autre sujet, qui fût capable tout à la fois de la saisir et de la réaliser ? Tel est au fond le sens de l’argumentation de saint Thomas dont la pénétrante et souple sagesse a devancé, sur ce sujet comme sur tant d’autres, tous les progrès de la science. Et ideo dicendum est, écrit-il dans son article de la réduction du hasard, quod ea, qu.ee hic per accidens aguntur, sive in rébus naturalibus, sive in humanis, reducuntur in aliquam causam præordinantem, quse est providentiel divina, Sum. theol., I", q. cxvi, a. 1 ; et il donne, dans une formule admirable, la raison profonde de cette réduction fondamentale : nihil prohibet id quod est per accidens, accipi ut unum ab aliquo intellectu ; et sicut hic potest intellectus apprehendere, ita potest efjicere. Ibid. Qui donc a pu dire que le hasard existait pour Dieu même, quand Dieu est précisément le seul être pour lequel il n’y a point de hasard, parce qu’il est le seul être dont l’intelligence infinie le dépasse et l’impose à la nature ? Mais nous comprenons mieux, d’autre part, le sens de cette parole, si méprisée et si mal comprise, de Bossuet : « Ne parlons plus de hasard, ni de fortune ; ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. » Discours sur l’histoire universelle, IIe partie. Ainsi en concevant le monde créé comme un composé de trois ordres différents : l’ordre des causes libres, celui des causes nécessaires, et celui des choses fortuites, Dieu apparaît, dans chacun de ces ordres, comme l’explication ou la raison dernière de tout être : « il touche tout, dit saint François de Sales, règne sur tout, et réduit tout à sa gloire » , Traité de l’amour de Dieu, I. II, c. m ; et il arrive qu’après avoir vainement essayé, suivant le mot de Diderot, de l’élargir du monde où la philosophie catholique s’obstinait à le tenir emprisonné, la science, mieux informée de ses limites et devenue plus modeste, est elle-même obligée de l’y ramener ; elle ne peut même pius se contenter, comme les déistes du xviiie siècle, de placer cette divinité nécessaire dans une sphère inaccessible aux agitations de ce bas monde et où les passions ni le soin des affaires humaines ne sauraient troubler son repos ; les agitations de ce bas monde, c’est lui qui les gouverne ; la nature, qu’on avait en quelque sorte renfermée sur elle-même pour la déta cher de lui, s’est ouverte de tous côtés ; la voûte de l’univers qu’on avait solidifiée de toutes parts s’est brisée partout : et sur toutes les routes où, d’après une consigne célèbre, on avait voulu reconduire Dieu aux frontières du monde, on est aujourd’hui obligé d’aller le rechercher. « Quoiqu’il n’y paraisse guère, dit Spencer, la recherche intrépide tend sans cesse à donner une base plus ferme à toute vraie religion. Le timide sectaire, alarmé des progrès de la science, obligé d’abandonner une à une les superstitions de ses ancêtres, et voyant ébranler chaque jour ses croyances chéries, craint en secret que toutes choses ne soient un jour expliquées ; il redoute la science, pratiquant ainsi la plus profonde des infidélités — la peur que la vérité ne soit mauvaise. D’autre part, le savant sincère, content de suivre l’évidence partout où elle le mène, se convainc plus profondément par chaque recherche que l’univers est un problème insoluble…. Dans toutes les directions, ces recherches arrivent à le mettre face à face avec l’inconnaissable. » Essais, trad. Ribot, t. i, p. 58.

Oserais-je dire maintenant et pour finir que, des trois ordres créés, aucun ne postule l’intervention divine avec plus de rigueur et de précision que le hasard ? Et quoique cela paraisse d’abord contraire à l’opinion commune que l’on s’est faite du hasard, cela n’en est pas moins certain ; mais il est nécessaire de remonter, si l’on veut s’en rendre compte, à la véritable idée de l’intervention divine. Cette idée implique deux éléments : la conception d’un effet, et l’exécution de cet effet. Le premier est affaire d’entendement : le second, de puissance. Une différence essentielle, ou plutôt un rapport inverse s’établit entre ces deux éléments : la conception d’un effet est d’autant plus parfaite qu’elle le prévoit dans tous ses détails, même les moindres, tandis que l’exécution de cet effet, particulièrement dans ses détails, ne convient qu’à une puissance inférieure qui n’en dépasse pas la sphère ou le domaine. Or, en Dieu, naturellement, se rencontre la souveraine perfection au regard de ces deux éléments, c’est-à-dire qu’il y a en lui sagesse parfaite quant à la conception de l’effet, et vertu parfaite quant à l’exécution. Il est donc nécessaire, et que Dieu règle par sa sagesse tous les effets, même dans leurs derniers détails, et tout ensemble qu’il confie, pour ainsi parler, l’exécution de ces effets, leurs détails compris, à des puissances secondaires et inférieures, par l’intermédiaire desquelles il agit à titre de puissance universelle et suprême. Ainsi se produisent tous les effets naturels : ils sont prévus par Dieu, qui en règle lui-même, et, si l’on peut ainsi dire, personnellement tout le détail ; et Dieu se sert des causes secondes pour les faire aboutir. Rapport inverse, comme nous disions tout à l’heure, entre l’intelligence divine et la puissance divine. Mais en aucun cas, ce rapport ne se vérifie, d’une manière plus exacte et plus précise, que dans le hasard. De tous les effets connus, le hasard est celui dont l’intelligence divine prend le plus de soin, et dont la puissance divine se désintéresse le plus. Il n’apparaît pas comme l’un quelconque des nombreux effets d’une série, tous égaux et toujours pareils, tellement semblables à la cause qui les produit que la conception de celle-ci paraît impliquer comme nécessairement la conception de ceux-là ; mais il forme un objet à part ; il touche et occupe directement l’intelligence divine qui lui assigne son existence et sa fin : et, malgré cela, malgré cette position exceptionnelle, il semble que la puissance divine l’abandonne encore plus que tous les autres effets. La causalité des choses naturelles ne pourvoit pas d’elle-même à la création de cet être extraordinaire ; et Dieu leur impose cependant de le produire par une sorte de violence faite à leurs habitudes : ce que chacune d’elles, prise isolément, refuse