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HASARD


M. Mentré, Rôle du hasard dans les inventions et découvertes, dans la Revue de philosophie, t. i, p. 433, donne quelques exemples qui ne laissent aucun doute à ce sujet. « La grenouille anatomisée de Galvani, dit-il, se trouve au voisinage d’une machine électrique qui fonctionne, la pile d’Œrsted non loin d’une aiguille aimantée, la cuiller de Daguerre sur une plaque iodurée ; le mécanicien Patterston touche un robinet au moment où il reçoit un jet de vapeur : deux faits sont toujours en présence (deux machines, deux actes, un acte et un fait mécanique, etc.)- Le fait nouveau jaillit de l’interférence de deux séries de faits jusque-là isolés. Celte conjonction synchronique de deux séries divergentes est la définition du hasard qui sort le plus naturellement de ces exemples empruntés aux annales scientifiques et industrielles de l’humanité. » On pourrait ajouter que l’usage courant du mot, soit dans la conversation, soit dans la littérature, est conforme à sa définition philosophique et scientifique. Ainsi La Fontaine, Fables, édit. Jannet, Paris, 1868, t. ii, dit en pariant de deux chèvres qu’elles

Quittèrent les bas prés chacune de sa part : L’une vers l’autre allait par quelque bon hasard.

Et X. de Maistre écrit à la vicomtesse de Marcellus le 30 avril 1846 : « Nos lettres se sont croisées.., et j’aime à voir un peu de sympathie dans ce hasard qui nous a fait rompre le silence en même temps. »

3° Enfin, s’il est évident que nous trouvons toujours, dans un événement fortuit, une rencontre de deux causes ou de deux séries de causes indépendantes, il ne s’ensuit pas pour cela que toute rencontre de deux causes ou de deux séries de causes indépendantes constitue un événement fortuit. « Dirai-je qu’il y a hasard, en passant près d’un lac où se trouve un bateau ? Il y a pourtant là rencontre de séries indépendantes de phénomènes 1 Mais, que j’aie eu à ce moment le vif désir de me promener en bateau, et je déclarerai qu’il y eut là un heureux hasard tout à fait extraordinaire. Attribuera-t-on au hasard le passage d’un chien sur votre route, rencontre imprévue cependant ? Évidemment non. Mais un bicycliste qui, voulant éviter une voiture, rencontrera un chien, à ce moment, qui le fera tomber, maudira le malencontreux hasard, qui plaça le chien sur sa route. » H. Piéron, loc. cit., p. 688. Aussi le hasard ne se définit en fin de compte que par rapport à nous ; et on ne reproche justement à Cournot, qui a si bien vu tout le reste, que d’avoir négligé ce dernier élément : « sa notion de l’accidentel, dit Tarde, est insuffisante, parce qu’il a prétendu la définir en termes exclusivement objectifs, et en expulser un élément subjectif qui lui est essentiellement inhérent. » La philosophie sociale de Cournot, dans le Bulletin de la Société française de philosophie, août 1903, p. 211. Une définition purement objective ne peut être, en effet, qu’une définition incomplète. Elle ne nous donne, si l’on peut ainsi parler, que la matière du hasard : c’est notre intérêt ou notre utilité qui impose à cette matière sa véritable forme ; et voilà pourquoi, si ce n’est pas nous sans doute qui créons le hasard, il n’en est pas moins vrai que le hasard n’existe que pour nous. Il suit de là qu’il n’y a point de hasard pur. et que le hasard n’est ni illimité ni invariable : c’est nous qui définissons finalement son existence et son extension ; nous pouvons aussi déplacer ou restreindre les limites que nous lui avons d’abord assignées.

III. Hasard et causalité.

Si complète qu’elle soit, la définition du hasard ne sufiit pas encore à 1 expliquer : elle ne nous donne que les éléments dont il se compose. Mais un être, qui n’est pas son principe à lui-même, est le produit de deux autres principes, Une cause efficiente et une cause finale, dont il tient tout ce qu’il est : il commence d’être en recevant

l’impulsion du premier, il achève d’être en recevant du second son accomplissement ou sa fin ; et on ne peut véritablement le mesurer dans toute son étendue que par le moyen de ces deux principes qui sont, l’un du côté du passé, l’autre du côté de l’avenir, la double limite de son existence. Si cela est vrai de tout être, cela l’est peut-être un peu moins du hasard ; et on s’aperçoit tout de suite qu’il échappe comme de lui-même à cette seconde épreuve à laquelle on voudrait le soumettre : les deux principes extrinsèques, dont on croyait obtenir une définition plus exacte et plus sûre, se dérobent à toute investigation. La raison de cet insuccès n’est pas difficile à fournir. Nous avons vii, en effet, que le hasard ne peut être produit que par la rencontre de deux causes ou de deux séries de causes indépendantes. Si on prend les causes ou les séries séparément, on ne peut pas dire qu’elles le contiennent ; on ne trouverait en elles ni sa causalité efficiente ni sa causalité finale : il n’arrive au contraire que par un mélange des deux causalités distinctes qu’elles exercent, s’il s’agit de la causalité efficiente, et par la substitution d’une fin étrangère à celle qu’elles poursuivent, s’il s’agit de la causalité finale. C’est ainsi qu’on chercherait vainement les deux principes extrinsèques du hasard dans les causes ou les séries dont il provient : non seulement on ne lui découvre aucune liaison ellective avec elles, mais il apparaît plutôt comme une espèce de contradiction de tout ce que l’on peut attendre d’elles. Il est facile de s’en rendre compte par un exemple. Quand un créancier va sur la place publique, et y trouve un de ses débiteurs, qui lui paie sa dette, la rencontre n’est fortuite qu’à une condition : c’est que le créancier n’ait point prévu qu’en allant sur la place publique, il y rencontrerait son débiteur, et que celui-ci, de son côté, ait été dans la même ignorance : sicut si duo servi alicujus domini mittantur ab eo ad eumdem locum, uno de altero ignorante, concursus duorum servorum, si ad ipsos servos referatur, casualis est, quia accidit præter utriusque inlenlionem. S. Thomas, Sum. theol., I", q. cxvi, a. 1. Le créancier et le débiteur se sont l’un et l’autre librement et volontairement rendus sur la place publique ; mais leur rencontre n était contenue d’aucune manière ni dans la démarche du créancier ni dans celle du débiteur : celles-ci, prises séparément, n’auraient pas obtenu un tel effet, et elles avaient un autre but. Les faits de hasard, dit à ce sujet M. G. Milhaud, Le hasard chez Aristole et chez Cournot. dans la Revue de métaphysique et de morale, t. x, p. 669, « qui se présentent au terme d’une suite de phénomènes ou d’actions, comme s’ils en avaient été la raison, et en avaient commandé l’enchaînement, se produisent en dehors de la série sans y être rattachés par un lien effectif ; ils ne font pas partie de la chaîne qu’ils auraient expliquée s’ils en avaient été un élément interne ; ils y sont étrangers en réalité. »

Ainsi le hasard se ramène, en somme, à l’accident. L’accident, en général, c’est ce qui arrive aux choses indépendamment de leur essence ; il n’appartient de soi-même à rien, et aucune chose ne le tient d’ellemême ; dans le sujet où il se trouve, il n’est ni partie essentielle ni propriété constitutive ; il advient tout simplement à ce sujet ; il marche avec lui, à côté de lui, selon l’expression grecque, to ov xa-rà <iu[j.6s6t]xo ;, il tombe sur lui, selon l’expression latine, accidit ; Albert le Grand l’appelle une chute de l’être, une sorte d’être diminué, et qui n’a point d’existence réelle : id quod casus est entis, eo quod cadit a principiis entitatis, dicitur per accidens esse secundum suum nomen. Metaphys. , 1. VI, tr. II, c. i. C’est tout ce que l’on veut dire quand on dit que le hasard n’est qu’un accident. On veut dire que le hasard n’est qu’un être diminué ; c’est un être qui n’est pas compris de soi dans les deux causes ou dans les deux séries de causes par la ren-