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G’RATRY


Par tout son passé, le P. Gratry était étranger à la tradition du gallicanisme ; il ne l’avait rencontrée ni à Strasbourg, chez M. Bautain, qui avait trouvé Rome moins sévère que l’évêque Mgr de Trévern, ni dans l’Oratoire du P. Pététot. Les études historiques qu’exige l’examen de cette question n’avaient non plus jamais attiré l’auteur de la Connaissance de Dieu. La manière dont jusqu’alors il avait parlé de l’autorité pontificale avait toujours été d’une correction irréprochable, et même empreinte d’une véritable piété filiale. Voir Mois de Marie, xine méditation. Mais le P. Gratry s’effraya des exagérations verbales et même doctrinales de certains défenseurs de l’infaillibilité ; il conçut la crainte peu théologique que la prérogative pontificale ne parût franchir ses limites, et ne prétendît envahir tout le domaine de l’histoire, de la science et de la politique ; excité, encouragé par des amis, et au premier rang par Mgr Dupanloup, il se lança dans la lutte antidéfinitionniste. Ses quatre Lettres à Mgr Dcchamps, l’ami de sa jeunesse, rappelèrent à plus d’un les Provinciales ; elles en ont parfois l’éloquence, elles en ont aussi l’injustice ; la m c — littérairement la plus faible, et au point de vue des résultats probables la plus répréhensible — provoqua la réponse indignée d’un admirateur du P. Gratry, M. Amédée de Margerie. Beaucoup d’évêques français condamnèrent ces lettres : l’Oratoire pressa l’auteur de donner sa démission, et l’obtint. Nonobstant des efforts qui s’opposaient en vain à un irrésistible et providentiel courant, l’infaillibilité ex cathedra fut définie le 18 juillet 1870. Le P. Gratry y adhéra par une lettre très nette et très simple à Mgr Guibert, archevêque de Paris (25 novembre 1871). Cette lettre est datée de Montreux, sur les bords du lac de Genève, où la maladie l’avait contraint de se réfugier. Blessé au cœur par les malheur- ; de la France, atteint d’une tumeur glandulaire qui devint bientôt irrémédiable, il s’y éteignit le 7 février 1872, entouré des deux frères, Charles Perraud et le futur cardinal qui a tracé de cette agonie aussi résignée que lente et douloureuse un récit émouvant. Le P. Gralry, ses derniers jours, son testament spirituel. II. Doctrine.

Thiers disait du P. Gratry qui posait sa candidature à l’Académie française : « Il n’est pas un philosophe. Est-ce comme prédicateur qu’il se présente ? » Chauvin, Le Père Gratnj, p. 192. Ce trait d’un homme d’esprit que tout son passé avait mal préparé a goûter et même à comprendre le P. Gratry, d’autres, plus compétents sans doute, l’ont répété ; est-il l’expression de la vérité, et en se l’agrégeant, l’Académie française n’a-t-elle choisi qu’un écrivain ?

Le P. Gratry a tracé le plan de son œuvre philosophique. « Les parties de la philosophie sont : 1° la connaissance de Dieu (théodicôe) ; 2° la connaissance de l’âme, considérée dans ses rapports avec Dieu et avec le corps (psychologie) ; 3° la logique qui est un développement de la psychologie, et qui étudie l’âme dans son intelligente, et les lois de cette intelligence ; 4° la morale, qui est un autre développement de la psychologie, et qui étudie l’âme dans sa volonté, et les lois de cette volonté. Nous exposerons successivement ces différentes parties de la philosophie. Nous commencerons par la théodicée. Cet ordre est celui de Descartes, de Fénelon, ds Malebranche, de saint Thomas d’Aquin. Bossuet a suivi l’ordre inverse. Mais nous préférons commencer par la théodicée, parce qu’à nos yeux la théodicée implique toute la philosophie. Elle en présente l’ensemble, l’unité ; elle en renferme toutes les racines. Tout en sort. C’est donc le point de départ. » De la connaissance de Dieu, t. i, Exposition. Le P. Gratry affirme le pouvoir que possède la raison de démontrer l’existence de Dieu ; seulement, comme tous les maîtres, il enseigne que,

pour découvrir ou entendre les preuves de cette vérité, une préparation morale, l’effort continu d’une volonté saine sont nécessaires.

D’après le P. Gratry, « s’il y a de vraies preuves de l’existence de Dieu, ces preuves doivent être à la portée de tous les hommes… Donc, pour trouver les preuves utiles de l’existence de Dieu, il en faut chercher l’origine et la réalité dans quelque opération vulgaire et quotidienne de l’esprit humain… Or, cette opération vulgaire et quotidienne de l’âme humaine, esprit et cœur, intelligence et volonté, n’est autre chose que le fait universel de la prière ; et j’entends, en philosophie, par prière, ce que précise Descartes, quand il dit : « Je sens que je suis un être borné qui tend et qui aspiresans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis. » La prière, c’est le mouvement de l’âme du fini à l’infini. » Connaissance de Dieu, t. i, Exposition, n. A cette preuve « se ramènent plus ou moins clairement toutes les autres, selon qu’elles sont plus ou moins explicites, solides et lumineuses. » Ibid., ni. Traduit en langue philosophique, le procédé que vise le P. Gratry, c’est l’induction ; il se nomme aussi procédé dialectique, entendu non au sens primitif (l’art de raisonner), mais au sens platonicien ; « il consiste, étant donné par l’expérience, un degré quelconque d’être, de beauté, de perfection — ce qui est toujours donné, dès qu’on est, qu’on voit, qu’on pense — il consiste, disons-nous, à effacer immédiatement, par la pensée, les limites de l’être borné et les qualités imparfaites qu’on possède ou qu’on voit, pour affirmer, sans autre intermédiaire, l’existence infinie de l’Être et de ses perfections correspondantes à celles qu’on voit… Absolument distinct du syllogisme, il est tout aussi rigoureux ; seul il donne les majeures qu’emploie le syllogisme… La condition morale première de l’existence de ces jugements dialectiques qui vont de tout fini à l’infini, c’est ce qu’on doit nommer le sens de l’infini, ce sens divin qui est toujours donné, qui est l’attrait universel du souverain Bien ou de l’infini sur toute âme. Puis, selon la correspondance libre de chaque âme à cet attrait de l’infini, elle porte, ou elle ne porte pas, le jugement vrai qui va de tout être fini à l’infini… » Ibid., m. Nul n’a décrit d’une manière plus ingénieuse que le P. Gratry ces appels incessants et variés de la lumière divine sollicitant l’âme humaine à la reconnaître. « N’avons-nous pas dit… que l’étoile même scintille, et que la lumière sidérale a ses mouvements et ses élans ? Or la sagesse de Dieu, sa bonté, son amour ont infiniment plus de mouvements vers l’âme pour la sauver et l’élever, que n’en a le ciel des étoiles pour provoquer et relever notre regard. La lumière de Dieu… scintille toujours, se voile, se montre, redouble, s’efface, redouble encore, et cela selon les calculs infinis d’un amour infini, d’une sagesse infinie, diversement appliquée à chaque âme et à chaque moment de chaque âme, pour tout sauver. » Connaissance de Dieu, ii, Rapports de la raison et de la foi, c. v. D’après le P. Gratry, le procédé dialectique, qui pousse ainsi du fini à l’infini, peut aider à entendre, par voie d’analogie, le passage de la raison à la foi. L’induction — car c’est aussi le nom du procédé dialectique — est donc le point capital de la théodicée du P. Gratry ; il ramène à cette preuve toutes les autres preuves. Il demande des témoignages plus ou moins complets, plus ou moins précis en laveur de cette preuve aux plus illustres penseurs : Platon et Aristote, saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas d’Aquin (il a regretté plus tard d’avoir omis saint Bonaventure), Descartes, Pascal, Malebranche, Fénelon qui, à ses yeux, est le plus irréprochable de tous les philosophes du xvii c siècle. Sans doute, dans la controverse du quiétisme, il a erré ; mais imputer à Fénelon des erreurs rétractées par lui, c’est, dit le