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GOURMANDISE


jusqu’à faire transgresser un précepte grave, il n’y a que faute de soi légère. Alors, en effet, il y a seulement excès dans l’usage d’une chose en elle-même bonne et permise, c’est-à-dire faute simplement vénielle.

C’est pourquoi, au sentiment de saint Liguori, que suivent les théologiens actuels, le fait de manger avec excès, usque ad vomitum, n’est pas une faute mortelle : ce n’est que l’usage immodéré d’une chose en soi permise. Même le fait de provoquer le vomissement au milieu d’un repas, afin de pouvoir manger encore, si répugnant qu’il soit, n’a pas une malice spécifiquement différente et reste de soi faute vénielle.

Excès dans le boire.

Si cet excès ne va pas

jusqu’à l’ivresse, il doit être apprécié selon les principes qui viennent d’être exposés ; s’il va jusqu’à l’ivresse, il ajoute à la malice de la simple gula une circonstance qui l’aggrave, la perte volontaire de la raison.

L’ivresse est parfaite ou imparfaite, selon qu’elle fait perdre totalement ou non l’usage de la raison. La première se reconnaît pratiquement à certains signes non équivoques qui accompagnent nécessairement la disparition de la faculté de se diriger, abolition momentanée du sens moral, inconscience pendant laquelle on ne sait plus ce qu’on fait, extravagances contrastant violemment avec les habitudes normales, hésitations caractéristiques dans la parole, marche titubante et équilibre impossible à conserver, illusions des yeux qui voient double ou ne voient pas, révoltes de l’estomac, etc. La seconde existe quand l’excès ne va pas jusqu’à la perte de la raison.

1. Caractère moral de l’ivresse en général.

Parfaite ou imparfaite, l’ivresse est évidemment mauvaise, puisqu’elle suppose des libations immodérées, que ne justifient nullement les besoins du corps et de la vie, dont le seul but est la satisfaction d’une passion désordonnée, qui menacent ou troublent gravement l’usage de la raison, dégradent l’homme et le mettent dans l’impossibilité de connaître et de remplir ses devoirs.

L’ivresse imparfaite, n’étant que l’abus légèrement excessif d’une chose permise et ne troublant pas complètement l’usage de la raison, n’est de soi que faute vénielle. Par accident, elle serait mortellement coupable, si elle était la cause prochaine de quelque grave désordre ou scandale, ruineuse pour la santé du buveur, pour sa fortune ou celle des siens, si elle le menait à la débauche ou si elle provoquait de sérieuses discordes dans sa famille.

2. Moralité de l’ivresse par/aile. — L’ivresse parfaite est une faute mortelle de soi. Elle est expressément qualifiée comme telle par saint Paul. I Cor., vi, 10 ; Gal., v, 21. A cause de ses tristes effets pour le corps et pour l’âme, elle est énergiciuement blâmée dans l’Écriture. Eccli., xxx, 40 ; xxxi, 38-40 ; Ose., iv, 11 ; Prov., xx, 1 ; Matth., xxix, 49. Voir dans le Dictionnaire de la Bible de M. Vigoureux, art. Ivresse. Elle est stigmatisée comme telle par les Pères, et entre autres, par saint Basile, Serm., xvi, de ingluvit et ebrietatc, P. G., t. xxxii, col. 1315-1327, qui, après avoir décrit toutes les hontes et toutes les misères réservées à l’homme ivre, conclut son dicours en ces termes : Dominum non recipit ebrielas, Spiritum Sanction propcllil. Fnmus quidem abigil apes, dona vero spiritualia fugat crapula. Ut autem id minime paliamur, careamiis ne illi ingralo venlri obsequamur, ut seterna Ma bona adipiscamur ; par saint Ambroise, De Elia et jejunio, P. L., t. xiv, col. 697-728 ; par saint Jean Chrysostome, Homil. advenus ebriosos et de. resurreclione, P. G., t. ii, col. 433-436.

Cet excès, qui prive l’homme de sa raison, le dégrade, fait de cette créature formée à l’image de Dieu un être inférieur à la brute et l’expose sans défense aux pires dangers comme aux plus mauvaises tentations, ne peut être une faute seulement légère, sauf le cas où elle ne

durerait qu’un temps très court, moins d’une heure, selon Lchmkuhl, Theologia moralis, t. i, n. 456, et Noldin, Summa theologise moralis, t. i, n. 313, restriction d’ailleurs plus spéculative que pratique, car celui qui s’enivre ne sait pas combien de temps durera l’ivresse.

Mais d’où vient cette malice grave du péché d’ivresse ? Selon plusieurs théologiens dont l’opinion est aujourd’hui communément abandonnée, l’ivresse volontaire est gravement coupable parce qu’en provoquant la perte de la raison, elle est cause directe d’un désordre que rien ne peut excuser ni justifier. Arbitramur eum qui répugnante potu biberel usque ad privationem ralionis fore proprie ebrium, sicut puella foret proprie fornicaria qu.se meta morlis consentiret jornicationi, dit Billuart. Summa Summæ S. Thomse, tr. De temperantia, diss. III, a. 2. D’après saint Thomas, elle vient avant tout du double désordre dont l’ivrogne se rend coupal de : a) en absorbant uniquement par plaisir une boisson dont il devait user pour un autre but ; b) en l’absorbant avec excès, jusqu’à en perdre momentanément l’usage de la raison, sans qu’aucun motif vienne justifier cet abus en le rendant en quelque façon nécessaire.

La solution des cas particuliers variera, selon que l’on adopte la première ou la seconde de ces opinions.

3. Solutions de quelques cas particuliers.

a) Usage immodéré de liqueurs enivrantes. — Est-il toujours interdit de boire jusqu’à l’ivresse complète, ou bien est-il accidentellement et exceptionnellement permis de le faire, pour se guérir de quelque maladie, pour supporter les douleurs d’une opération chirurgicale, pour échapper à la mort dont on est menacé si l’on refuse de s’enivrer ?

Les théologiens qui considèrent l’ivresse volontaire comme intrinsèquement mauvaise le nient, parce qu’il n’est pas permis de faire le mal pour arriver au bien. Mais selon d’autres, l’ivresse est coupable dans la mesure où elle implique un excès que rien ne légitime, ce qui est le cas ordinaire. Pourtant si boire plus que ne le permet habituellement la vertu de sobriété n’est pas le moyen d’assouvir une passion désordonnée et brutale mais seulement le remède efficace du mal dont on souffre et dont on a le droit de se guérir, cet acte ne peut plus être qualifié de déraisonnable. Il devient légitime, parce que, dans une certaine mesure, il devient nécessaire. Ce qui est superflu pour l’homme en bonne santé, remarque saint Thomas, Sum. Iheol., II ;, II’, q. ci., a. 2, peut être nécessaire au malade, donc interdit au premier et permis au second. Ainsi ce qui, en temps ordinaire, est excessif et répréhensible. en cas de maladie, cesse, par hypothèse, délie immodéré et n’est pas objectivement une faute. Mais, dira-t-on, l’état dégradant qui résulte de l’ivresse suffit-il pour rendre absolument illicite l’usage d’un tel remède ? Non, parce que l’on peut justement le considérer comme voulu d’une manière indirecte et l’on peut appliquer ici les règles générales de volontaire indirect : la santé à recouvrer est un bien réel qui compense l’effet mauvais de l’ivresse simplement toléré et permet qu’on le provoque. La boisson alcoolique serait donc, à ce point de vue, assimilée aux substances pharmaceutiques produisant un effet analogue. Ainsi pense saint Liguori, Theologia moralis, 1. V, tr. De. peccalis, dub. v, n. Tii. à qui cette opinion paraît probable en elle-même, et mieux prouvée que l’opinion opposée, à condition toutefois, dit-il, que l’on ne cherche pas directement dans l’alcool l’effet abrutissant de l’ivresse, car ce serait vouloir directement le mal, mais l’effet physiologique excitant ou fortifiant l’organisme. Selon d’autres théologiens, cette condition même n’est pas requise, puisque ce qui est excessif et déraisonnable dans les cas ordinaires ne l’est plus ici et puisqu’il y a une raison suffisante de tolérer les suites dégradantes de l’ivresse.