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GOUDIN


pouvons deviner que le P. Goudin, sans verser dans le système théologique opposé à l’école thomiste, n’était pas loin de se frayer une voie de milieu entre les opinions plus rigoureuses d’un certain groupe et les théories nouvelles. Mais il y a plus, dans la même lettre, Richard Simon nous renseigne sur la nature des difficultés qui pouvaient s’opposer à la publication des traités théologiques du P. Goudin. Ainsi qu’il avait été statué par le général de l’ordre, qui était alors le P. Antonin Cloche, tout ouvrage paraissant sur ces matières controversées de la grâce ou de la prémotion physique, devait être envoyé à Rome, où il serait examiné attentivement. Richard Simon, qui avait des intelligences dans la place, avait aussitôt été averti des difficultés que l’on ne manquerait pas de faire à la publication de cet ouvrage. « J’ai appris, dit-il, de plusieurs endroits, que vos Pères de Rome, qui font profession d’être du nombre de ces rigoureux thomistes, s’opposent à la publication de votre nouvel ouvrage, et qu’ils ont nommé un de vos théologiens de Paris, pour l’examiner et leur en rendre compte. » Il est certain qu’à Rome, sous le gouvernement d’un homme tel que le général Antonin Cloche, il n’y avait que très peu de chances, pour que des doctrines opposées fussent ouvertement soutenues au sein d’un ordre qui avait toujours fait profession d’une unité doctrinale parfaite. Surtout, le P. Goudin et Richard Simon n’ignoraient pas que depuis quelques années se trouvait, à Rome, un théologien, qui dans leur pensée représentait bien le parti de ces rigoureux thomistes, dont ils craignaient si fort l’ingérence dans leurs affaires : c’était le P. Antonin Massouillé. Voir Coulon, Scriptores ord. preed., nouv. édit., sœc. xviii, p. 75 sq. C’est pourquoi Richard Simon prend la peine d’avertir Goudin : « Le P. Massouillé, qui a publié depuis peu à Rome un très gros ouvrage sur cette matière — il s’agit de son Divus Thomas sui inlerpres de divina motione et libcrtate creata, 2 in-fol., Rome, 1692-1693 — ne vous sera pas favorable. Il est persuadé, dit-on, que de s’opposer aux opinions des jésuites sur la prédestination et sur la grâce, c’est rendre un grand service à l’Église. » C’est à croire vraiment que Richard Simon avait reçu mission de tenter et de décourager le P. Goudin. Surtout, il a grand’peur que l’ouvrage ne paraisse pas et lui, qui n’est guère gêné par les scrupules de l’anonymat, engage son ami à se passer de toute approbation. « En vérité, je vous plains, continue-t-il, votre habit et votre profession ne vous permettent pas de publier librement vos pensées. Le seul remède que je trouve pour vous tirer de cet esclavage, est de faire imprimer votre nouvel ouvrage sans mettre votre nom à la tête. Je me chargerai volontiers du soin de cette impression. L’on ferait ensuite connoitre par le moyen des journaux le nom de l’auteur et son dessein. L’avis que j’aurais à vous donner dans cette conjoncture, seroit de ne rien dire en particulier de l’ouvrage du P. Massouillé, tant à cause du rang qu’il lient à Rome auprès du P. Cloche, votre général, que parce qu’il y est estimé. Ce qui ne vous empêchera pas de le réfuter, comme vous avez fait, sans le nommer. » D’ailleurs, Richard Simon ne s’arrêtait pas là dans les conseils qu’il donnait au P. Goudin ; il lui conseillait l’innocent stratagème que voici, afin d’établir une doctrine sans avoir l’air de battre directement en brèche une autre doctrine reçue. Il y avait alors dans la bibliothèque du couvent de Saint-Jacques un manuscrit de Thomas Rradwardin, qui fut archevêque de Cantorbéry († 13 49). Un certain nombre d’auteurs dominicains l’avaient donné comme un des leurs, à tort d’ailleurs, comme devait le montrer Echard dans ses Scriptores quelques années après, t. i, p. 744. Richard Simon le savait aussi et l’avait fait remarquer au P. Goudin. Cet auteur avait écrit un traité contre les pélagiens, intitulé :

De causa Dei contra Pclagium et de virtute causarum, Londres, 1618. L’ouvrage avait été composé, ainsi que le portait le manuscrit de SaintJacques, en 1344. L’édition de Londres avait été faite, au dire de Richard Simon, par les soins des protestants, qui y retrouvaient la doctrine de Calvin et regardaient Bradwardin comme un des héros de leur parti. Le P. Goudin naturellement connaissait cet écrit et ne faisait pas difficulté d’avouer que l’auteur n’avait pas toujours gardé une juste mesure. Pour Bradwardin, et de son temps, le monde était pélagien, lotus cniin mundus posl Pelagium abiit. Præfal. Même le Maître des Sentences, selon lui, ne serait point indemne en quelques endroits de pélagianisme, bien qu’il reconnaisse en même temps qu’il ait été un des principaux sectateurs de saint Augustin. Bradwardin, 1. II, c. x. Toujours d’après Simon, qui veut exciter Goudin à entrer dans ses vues, le théologien anglais, en matière de grâce, fait tout remonter à saint Augustin, « il abandonne facilement saint Chrysostome, saint Jérôme, et saint Jean de Damas, qu’il croit être favorables aux pélagiens. » Bref, cet auteur offrait un merveilleux terrain pour combattre, sans en avoir l’air, ce qui aux yeux de Simon passait pour excessif dans les théories thomistes en pareille matière. « Le parti qu’il serait à prendre, dit-il, en s’adressant au P. Goudin, dans cette occasion pour rendre votre ouvrage plus spécieux et plus utile au public, seroit d’attaquer vivement Bradwardin, archevêque de Cantorbéry, outré thomiste s’il en fût jamais. » Selon lui, aussi, l’idée de Bradwardin, que toute la tradition catholique sur la grâce se trouve représentée par saint Augustin, doit être combattue,

car, dit-il : tous ces anciens docteurs, dont il rejette

l’autorité, n’ont pas prétendu s’opposer aux divins écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament sur la grâce et sur la prédestination. Au contraire, ils ont combattu par l’Écriture sainte les erreurs des gnostiques et des manichéens sur ces matières. Il est bon que vous observiez que l’archevêque de Cantorbéry, aussi bien que les jansénistes de notre temps, ne commencent la tradition de l’Église que par saint Augustin, après lequeî suivent ses disciples : comme si saint Chrysostome et toute son école, ou plutôt toute l’Église orientale devoit être comptée pour rien, lorsqu’il s’agit de tradition. Bradwardin est assez hardi, pour ne pas dire téméraire, d’abandonner aux pélagiens les quatre premiers siècles de l’Église. Je souhaite, concluait Richard Simon, que, dans votre nouvel ouvrage, vous examiniez ce fait, qui est d’une bien plus grande importance que la science moyenne de Molina, sur laquelle vous vous êtes étendu fort au long. C’est un jésuite particulier qui n’a pas été même avoué de sa Société, au lieu qu’ici il s’agit de la croyance de l’ancienne Église sur des matières très importantes. » On voit que l’adversaire que Bossuet combat tait s’en tendait à merveille à pousser son monde. Richard Simon, qui paraît ainsi avoir été parfaitement au courant des choses de SaintJacques, ne perd pas de vue le précieux manuscrit du P. Goudin, que son auteur lui a communiqué et qu’il aura lu avec attention, puisqu’il y trouve des longueurs sur cette question de Molina. Dans une autre lettre de la même année, adressée au P. Goudin, de Saint-Crespin, dans la forêt de Lions, Lettres choisies de Monsieur Simon. Amsterdam, 1730, t. iv, p. 246, il termine par ces mots : « Tâchez de vous bien porter, surtout mettez vos papiers en sûreté. Si je puis vous rendre quelque service en cela, soyez persuadé que je ferai de mon mieux. »

Il serait du plus grand intérêt de savoir comment Goudin accueillit les conseils de Richard Simon. Ce qui est certain, c’est que l’auteur lui-même ne put de son vivant s’occuper soit de l’examen, soit de la publication de son ouvrage. La lettre de Richard Simon est du courant de 1695 ; cette même année, lorsque le P.Goudin se