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EUCHARISTIE D’APRÈS LA SAINTE ECRITURE


Dieu est en harmonie avec nos plus audacieuses aspi rations et nos plus pressants besoins ? C’est une autre hypothèse, celle des catholiques. Quelle est la bonne ? Tout historien impartial répondra : celle qui est d’accord avec les documents. Or le Nouveau Testament fait instituer par Jésus l’eucharistie ; et au contraire, aucun témoignage ne permet d’attribuer à ce rite une origine naturelle. Vouloir, malgré cette constatation, expliquer la cène par l’histoire des religions, ce serait étudier la législation d’Athènes d’après le code d’Hammourabi, les conquêtes de Rome d’après celles d’Alexandre, la civilisation égyptienne d’après celle des Aztèques ou des Incas. Il n’y a aucun motif de traiter les religions autrement que les diverses institutions sociales. L’historien se défie des lois générales, il n’en connaît guère, il ne leur sacrifie jamais les textes ou les faits.

Encore faut-il, s’il croit pouvoir ériger un principe universel et l’appliquer à divers cas, que ces cas soient vraiment semblables. Or, que peut-on comparer à la communion chrétienne ? La consommation d’un mets ou d’un élixir qui rajeunit l’homme et lui confère la vie éternelle, l’absorption de lait d’une déesse, de l’esprit du blé ou du viii, la manducation d’un animal totem, ici kangourou, ailleurs poisson, ours, bélier, bœuf, bouc ; un horrible festin de victimes humaines, la participation au nectar divin et déifiant, soma hindou, haoma mazdéen. Peut-on assimiler tous ces rites entre eux pour dégager de leur étude une loi générale ? A-t-on surtout le droit de mettre en parallèle avec eux l’eucharistie, sacrement qui est présenté comme le corps et le sang d’un Homme-Dieu sous les apparences du pain et du viii, repas appelé à produire des effets spirituels en ceux qui dans de saintes dispositions le reçoivent, cérémonie destinée à rappeler et à réitérer le sacrifice offert au Dieu unique pour la salut du monde par son propre Fils ? L’historien qui ne croit pas à la divinité du christianisme est obUgé de reconnaître la singularité unique du rite chrétien, sa transcendance et sa puissante action. Pour lui, fût-il incroyant, il y a donc des différences capitales, essentielles, entre l’eucharistie et les communions païennes, différences qu’il n’a pas le droit de néghger. Pour déterminer la composition d’un remède proposé par un savant médecin qui en offre lui-même la formule, on ne sera pas tenté de rechercher quelles sont les drogues utiUsées par les sorciers d’une vingtaine de pays sauvages et de déclarer, à cause d’une loi générale, qu’en dépit des apparences et malgré le témoignage de l’inventeur, malgré les faits, tous ces médicaments ont même origine, même vertu.

Une autre hypothèse doit être envisagée : le christianisme naissant n’a-t-il pas emprunté la communion à une des religions du monde antique ? Comme l’observe Goguel, la ressemblance des rites ne suffit pas à prouver l’influence d’une religion sur une autre. On trouve des usages identiques dans des cultes qui n’ont pas été en contact. Des analogies internes ne suffisent pas à démontrer un emprunt. Cette règle de critique historique obhge déjà à repousser diverses hypothèses qui ont été proposées. Leur seul énoncé d’ailleurs met en lumière leur insuffisance.

Selon Percy Gardner, op. cit., p. 18 sq. (voir aussi Pfleiderer, Das Urchristentum, seine Schriften und Lehren, BerUn, 1902, p. 259 sq.), pendant que Paul était à Corinthe, on dut célébrer non loin de là, à Eleusis, les mystères de Déméter. La partie principale était probablement un repas sacré qui mettait en communion avec les dieux. L’apôtre ne put entendre parler de ces fêtes sans être ému. Il se persuada à lui-même qu’il avait reçu du Seigneur, dans une vision, l’ordre d’introduire dans les communautés chrétiennes des mystères semblables à ceux d’Eleusis. Et c’est

ainsi qu’il imagina son récit de la cène ; la narration passa dans les trois Synoptiques, le rite dans toutes les églises. Il y a là un tissu serré d’hypotlièses gratuites et invraisemblables. « Du repas sacré d’Eleusis, dans lequel les initiés participaient et au moyen duquel ils entraient en communion avec les dieux, nous ne savons rien. » Anricli, Das antike Mysterienwesen in seineni Einfluss auf das Christentun, Gœttingue, 1894, p. 111. Voir, sur les mystères d’Eleusis, Chantepie de la Saussaye, Manuel d’histoire des religions, trad. franc., Paris, 1904, p. 558 sq. ; Foucart, Recherches sur l’origine et la nature des mystères d’Eleusis, Paris, 1895. Et il a été démontré que la narration de saint Paul n’a rien d’une hallucination ; il est certain que les témoignages des Synoptiques ne sont pas des décalques de l’Épître aux Corinthiens. Aussi Percy Gardner a-t-il dû abandonner sa propre théorie qu’il déclare intenable. Voir la réfutation dans Frankland, The early cucharist, Londres, 1902, p. 120-124.

L’aventure profita quelque peu. Dans la suite, des critiques osèrent encore parler d’une action de la pensée grecque, mais ils se gardèrent ou de préciser ou de présenter des affirmations absolues. Heitmûller, op. cit., fit des rapprochements entre la communion chrétienne d’une part, et des traits de la religion des Aztèques, de celle des Bédouins qui vivaient au Sinaï vers l’an 400, du culte rendu en Thrace à Dionysios Sabazios, et du mithriacisme. Seule, cette dernière comparaison mérite quelque attention. Gunkel, Zur religionsgeschichtlichen Verstàndniss des neuen Testaments, Gœttingue, 1903, p. 83 sq., pense à une influence égyptienne. Loisy, op. cit., t. ii, p. 541, croit pouvoir dire que Paul avait ébauché sa synthèse sous l’influence des idées connexes de sacrifice et de communion qui régnaient dans le monde ancien. O. Holtzmann, op. cit., p. 107, soutint que l’apôtre, par sa conception de l’eucharistie, avait introduit dans le christianisme « une tranche de paganisme. » Reitzenstein, Die hellenistichen Mysterienreligionen, Leipzig et Berlin, 1910, p. 50-51, qui pense que saint Paul a connu les reUgions hellénistiques et leur a emprunté différents points de sa doctrine, prétend bien que l’apôtre a transformé le récit primitif de l’institution eucharistique, transformant la cène en un mystère par l’ordre de réitérer le repas et indiquant que cette réitération doit se faire en souvenir du Seigneur. Toutefois, il n’admet pas que Paul ait donné à ce banquet la signification d’un simple festin commémoratif, pareil aux repas que les Grecs célébraient en souvenir de leurs morts. L’apôtre en fait un sacrement, une communion mystique avec le Seigneur. Reitzenstein compare cette pensée à celle que présente un texte magique à peu près contemporain de Paul : Osiris y donne son sang à boire dans une coupe à Isis et à Horus, pour qu’ils ne l’oublient pas après sa mort, mais qu’ils le cherchent en se lamentant et dans une grande impatience de le retrouver jusqu’à ce que, revenu à la vie, il se réunisse de nouveau à eux. Boire le sang, dans la magie amoureuse et dans les contrats d’alhance de beaucoup de peuples, crée un lien magique inviolable entre l’âme de ceux qui font cet acte. Les chrétiens, en buvant le sang du Seigneur, ne pouvaient oublier sa mort, devaient parler de lui, non pas sans doute pour le pleurer jusqu’à ce qu’il revienne et se réunisse à eux. Mais aux yeux de Reitzenstein, ce rapport est accidentel et ne peut fournir aucun renseignement sur le caractère mystérieux de l’eucharistie chrétienne. Il n’y a entre elle et les mystères païens qu’une simple allusion, qu’un rapprochement possible. Goguel, op. cit., p. 188, admet, lui aussi, une influence païenne, mais reste dans le vague. » On vou-