Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 5.djvu/225

Cette page n’a pas encore été corrigée

425

ERIGÈNE

426

^lais voici qu’il précise que ce qu’il appelle la nature humaine, ce quelque chose d’universel qu’il y a dans l’homme, qui est commun à tous les hommes, qui est un, simple, indécomposable, « ne se confond pas avec l’individu de manière à abolir toute distinction de personne au sein de la substance unique…, il proclame très clairement la distinction de l’universel et du particulier, du genre et de l’individu, de l’humanité et de l’homme ; il reconnaît des peines pour les méchants et des récompenses pour les justes, bien que d’ailleurs chez les uns et chez les autres l’universel ne souffre pas, n’éprouve ni joie ni douleur, et demeure parfaitement immuable. » Saint-René Taillandier, p. 215. N’oublions pas l’insistance avec laquelle il affirme et défend la liberté humaine, dont le panthéisme ne saurait s’accommoder. Plus encore que les textes relatifs à Dieu et à la création, la théorie d’Ériugène sur la théologie affirmative et la théologie négative exclut le panthéisme. La théologie affirmative s’occupe de Dieu en tant que cause ; elle le voit donc tout prés de nous, présent et agissant en toutes choses, confondu presque avec son œuvre. Mais cette théologie n’exprime pas la réalité véritable. La théologie négative nous apprend qu’en réalité Dieu est inconnaissable, si élevé au-dessus de nous, si distant, qu’il est, à proprement parler, inaccessible, que toutes nos paroles n’expriment l’inefïable d’aucune manière, que tout l’élan de notre pensée ne l’atteint d’aucune façon. Nous sommes aussi loin que possible du panthéisme. Dieu apparaît tellement transcendant que la conclusion devrait être qu’il n’existe pas pour nous. Avec cela, il faut reconnaître que le système de Scot se hérisse de formules incohérentes et contradictoires, que la pensée est obscure, sinueuse, embroussaillée, que souvent on se croirait en route vers un panthéisme radical ou même en plein panthéisme. Mais, quelles que soient les ambiguïtés ou les défaillances de détail, il ne semble pas que le fond du système soit du panthéisme. Cf. G. Brunhes, La foi chrclicnne et la philosophie au temps de la renaissance carolingienne, p. 170171.

3. L’agnosticisme.

C’est ici l’erreur fondamentale d’Ériugène, celle, sans doute, qui explique les autres et d’où elles proviennent. Entre la théologie négative et la théologie affirmative il coupe les ponts. Nous ne savons rien de Dieu. Non seulement nos mots humains n’expriment pas toute la réalité divine, ils ne l’expriment aucunement. Ils sont purement métaphoriques. Ils sont commodes, ils sont utiles, ils empêchent la pensée de Dieu de se volatiliser dans notre esprit, ils aident aux exigences de la vie religieuse, ils alimentent la piété, ils fournissent un moyen de défense contre l’hérésie ; mais c’est tout. Ériugénc n’a aucune notion de l’analogie telle que l’expliquera saint Tlioinas, et les passages où le pseudo-Aréopagite christianise les théories néoplatoniciennes et leur enlève leur caractère agnostitiue il ne paraît pas les avoir aperçus. Dès |f)rs, les formules (logmatiques ne peuvent être un frein à l’ardeur de spéculer ; leur relativisme foncier met à l’aise. Il n’y a pas de raison pour ne jias pratiquer une exégèse aventureuse, pour ne I)as donner une explication philosophique des dogmes chrétiens. Sous prétexte que la théologie négative constitue une sauvegarde respectueuse pour le dogme, et que l’Écriture et les Pères, s’adressant à des esprits grossiers, ont adopté un langage grossier comme eux, on raffine sans contrainte, on subtilise tranquillement, on va de l’avant avec audace. De là toutes les erreurs d’Ériugène, depuis sa prétention — qui est commune à tous les agnostifiucs décidés à rester chrétiens, et qui a reparu dans le modernisme — à atteindre Dieu d’une façon immédiate, jusqu’à cette explication des peines éternelles qui ne les supprime pas entièrement.

mais qui les dénature et, par moments, laisse planer de l’indécision sur leur existence. Voir P. L., t. r.xxii, col. 51-88, un exposé détaillé, mais où tout n’est pas incontestable, des erreurs d’Ériugène.

Les mérites d’Ériugène.

 Ériugène est un puissant

esprit. B. Haurcau, Histoire de la pliilosophie scolastiquc, Paris, 1872, t. i, p. 150, et dans Notices cl extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale et cmtrcs bibliothèques, Paris, 1862, t. xx, 2° partie, p. 7, l’appelle un « homme extraordinaire » . Darboy, Œuvres de saint Denijs V Aréopagile traduites du grec, Paris, 1845, p. cxliv, le compare à « une pyramide, chargée de caractères hiéroglyphiques » , placée <t au seuil du moyen âge » , et A. Weber, Histoire de la philosophie européenne, 1e édit., Paris, 1905, p. 205, « à ces cônes volcaniques, émergeant tout d’un coup d’une plaine absolument uniforme » . Ces comparaisons quelque peu emphatiques ont, du moins, ceci de vrai qu’Ériugène tranche parmi ses contemporains. Il est le jjenseur le plus original de son temps. Le P. Jacquin, dans a.Revue des sciences philosophiques et théologiques, Kain, 1907, t.i, p.G85, a bien marqué l’importance du De divisionc naturæ en le qualifiant de la sorte : "œuvre contestable sans doute, mais vigoureuse, au demeurant la seule synthèse philosophique et théologique du haut moyen âge » . Ériugène n’est pas, tant s’en faut, un philosophe irréprochable ; il a pressenti les destinées de la philosophie, et, non point par ses exemples, mais par l’élan qu’il a donné, par l’ampleur de ses expositions, par certains côtés de sa méthode, par la puissance de ses constructions spéculatives, il a préludé aux travaux des grands scolastiques. « Les deux flirections de la philosophie du moyen âge, la scolastiquc et le mysticisme, se rattachent à lui, » dit Saint-René Taillandier, Scot Érigènc, p. 202, la scohislique dans le sens restreint que nous venons d’indiquer, le mysticisme en ce qu’il a comme révélé l’œuvre du pseudo-Dcnys, qui devait avoir une influence considérable sur la peiiséc du moyen âge. Sur l’usage de la traducliondu pseudo-Denysau moyen âge, spécia-Icmenl par saint Thomas, cf. B.-M. de Rossi (de Rubris), dans P. G., t. iii, col. 72-75. Mystique et phil()sophe, il a dévié ; mais il a montré la route à de plus sages que lui. Ce n’est pas seulement à la connaissance du pseudo-Aréopagite qu’il initie le moj"en âge, c’est, un peu, à celle des Pères grecs et, en général, de la culture hellénique. Très intelligent, très ouvert, il connaît tout ce qu’on peut savoir de son temps, il avance sur ses contemporains et même, parfois, sur les siècles qui vont suivre ; de l’avis d’un juge aussi éclairé que I^. Duhem, en astronomie il arrive, comme d’un bond, au système de Tycho-Bralié. En outre, il a du style. « C’est un lettré dont certaines pages, par la facilité et l’ampleur, rappellent Cicéron et sont plus nourries que les meilleures des humanistes de la l^enaissance, » d’après F. Picavet, dans Séances cl travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Compte rendu, Paris, 1890, t. cxlv, p. 058-659, cf. p. GG3-CG4 ; Esquisse d’une histoire générale et comparée des philosophics médiévales, Paris, 1905, p. 144, cf. p. 147. Parler d’humanisme, c’est beaucoup dire, quand il s’agit d’un écrivain du ixe siècle. Cf. Rand, .Johanncs Scoltus, p. G, IG. Mais incontestablement il y a, dans l’œuvre d’Ériugène, de la vie, de la fermeté, et, çà et là, de l’éclat, de la fraîcheur, de la poésie ; au cours du dialogue entre le maître et le disciple, fré(luemment le ton s’élève, l’émotion apparaît, et il n’est pas rare que la spéculation aride se transforme en une ardente prière. Notons enfui qu’Ériugène a enrichi le vocabulaire philosophique et théologi<(ue. Tous les mots qu’il a créés n’ont point paru de bonne fra])pe. Quand, par exemple, il nous dit. De divisionc natunv, 1. III, c. xvi, P. L., t. cxxii, col. 668, que les