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ERASME

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Cependant, l’explosion de la Réforme allumait en Allemagne un vaste incendie, et l’origine en semblait remonter pour une grande part jusqu’à Érasme. Le hautain mépris du moyen âge, métaphysique et théologie, la guerre implacable aux abus dans l’Église, les mordantes railleries contre les moines, les attaques incessantes contre la papauté rapprochaient en effet de Luther le prince des humanistes, et le désignaient aux soupçons, voire aux accusations des catholiques. Entre Érasme et Luther toutefois, nonobstant leurs points de contact et leurs hommages réciproques, il y avait, dés le début de leurs relations, plus d’une dissidence réelle et profonde ; il y avait entre le tempérament révolutionnaire de l’un et la trempe d’esprit aristocratique de l’autre une vraie incompatibilité ; la violence du langage de Luther et ses excès de conduite blessaient et inquiétaient Érasme, qui, de son aveu, n’aimait pas le bruit. Tout en lui, son esprit de mesure, ses convictions, ses intérêts personnels, l’empêchait de sortir du giron de l’Église et d’embrasser le parti de Luther. Aussi proteste-t-il, dès la première heure, de son entière soumission à l’autorité de l’Église, et se déclare-t-il catholique avant tout. Mais il reconnaît en même temps la pureté des intentions de Luther, et il refuse d’abord de s’engager dans la lutte contre les principaux chefs de la Réforme, avec lesquels il entretient des relations amicales et dont il estime le talent. Il ne rêve dans l’Église que paix et concorde ; la paix est comme son mot d’ordre ; à l’empereur et aux princes, au pape même, aux réformateurs enfin, il conseille la modération et une mutuelle tolérance. Dans l’assemblée de Cologne, au mois de décembre 1520, il recommande, en présence des légats du pape, la conciliation et la douceur, et regrette la publication de la bulle Exurge, Domine, crainte qu’elle n’envenime la situation. Invité à la diète de Worms, en avril 1521, il s’excusera de n’y point paraître, sur sa chétive santé et sur l’épidémie de peste qui sévissait alors ; car, à ses yeux, le temps d’une transaction honorable était passé ; et, sans vouloir intervenir de sa personne dans la tragédie qui s’ouvre, il donnera dans l’entourage de l’empereur des assurances de sa parfaite orthodoxie et des conseils de prudence. Ni les avances des protestants, d’Ulrich de Hutten entre autres, ne l’avaient attiré dans le camp de la Réforme ; ni les sollicitations des papes Léon X et Adrien VI, avec lesquels il restera toujours en correspondance, ne l’avaient décidé à guerroyer contre Luther. Mais quand Luther sera mis au ban de l’empire et que ses ouvrages seront proscrits ; quand il se sentira en butte aux défiances de Luther lui-même et à la veille de perdre la protection de la plupart des princes, il se défendra hautement de toute connivence avec l’hérésie, et, ses idées comme ses intérêts le poussant, malgré son naturel craintif, il entrera dans la lutte. Ses démêlés avec Llrich de Hutten, l’ami de Luther et le sien, présageaient sa nouvelle attitude. Lorsqu’en décembre 1521, le malheureux chevalier, traqué par ses ennemis d’Allemagne et réduit à la misère, vint à Bâlc relancer Érasme, celui-ci qui tremblait pour son repos et qui, d’ailleurs, avait à se plaindre d’une grave indélicatesse de Hutten, refusa de recevoir sa visite. Le fugitif, éconduit et obligé de quitter Bâlc, s’en vengea par un pamphlet, daté de Mulhouse en 1523, Expostnlatio cum Erasmo ; il lui jetait à la face ses illusions et ses tromperies, sa soif insatiable d’honneurs et de renommée, sa pusillanimité ridicule et son égoïsme, sa jalousie de Luther, etc. A ce pamphlet outrageux, Érasme, sans tarder, opposa Spongia Erasmi adversiis adspergines Huileni. Lorsque l’écrit d’Érasme parut, Hutten était déjà mort. Mais la

lutte contre Luther même va commencer. En 1524, Érasme descendra non sans anxiété dans l’arène, armé de son traité De libero arbitrio, qui sera lu et commenté avec passion par tous les hommes éclairés de l’Europe. A la réponse nette et irritée de Luther dans le traité De scrvo arbitrio, Érasme, en 1526, ripostera par son Hyperaspistes, où, faisant assaut de violence et d’amertume avec son adversaire, il rejettera surtout l’accusation de scepticisme et de manque d’esprit religieux. Ce que l’Église a décidé sur les points en litige, Érasme le croit d’une ferme foi ; qu’importent après tout les raisons purement humaines ? Érasme pense et veut toujours penser comme l’Église. Luther le poursuivra désormais d’une haine immortelle ; son mépris d’Érasme s’affichera en toute rencontre, ses sarcasmes contre ce libre-penseur, contre cet athée qui ne croit à rien et rit de tout, ne tariront plus. Érasme toutefois grandira dans l’estime de ses amis. Comme il demandait l’appui de l’empereur contre les menaces des luthériens : o Grâce à toi seul, lui écrivait Charles-Quint ïi 13 décembre 1527, la chrétienté est arrivée à des résultats auxquels n’avaient encore pu atteindre les empereurs, les papes, les princes, les universités, ni tous les efforts des gens savants. » L’éloge est excessif ; il fait voir, du moins, ce qu’Érasme, dans la tempête de la Réforme, avait su garder de prestige et de crédit.

Au fort de cette polémique, les travaux littéraires d’Érasme ne chômaient pas. Livres de pédagogie, ouvrages de morale et d’édification, traductions de quelques Pères de l’Église grecque, éditions d’auteurs anciens, sacrés et profanes, Érasme à Bâle menait tout de front. A la suite, cependant, des progrès de la Réforme à Bâlc, une véritable révolution y éclata. Les luthériens, en février 1529, occupèrent les portes de la ville, saccagèrent les églises, brisèrent les autels et les statues des saints, forcèrent le conseil, sous le feu des canons, à proscrire à jamais la messe du pays. Érasme n’avait ni le tempérament d’un démagogue, ni le cœur d’un martyr ; il s’enfuit de Bâle, et, descendant le Rhin, se mit en sûreté dans la ville très catholique de Fribourg-en-Brisgau. Après un court séjour dans le palais où les magistrats s’étaient empressés de lui offrir l’hospitalité, il acheta bientôt une maison, et y vécut six ans, plongé, comme à Bâle, dans ses travaux littéraires, à la fois éditeur infatigable, traducteur, auteur élégant et fertile ; Érasme n’a jamais connu le repos. Invité maintes fois à retourner dans le Brabant et résolu enfin à se mettre en route, il voulut revenir auparavant à Bâle, pour y surveiller de plus près la publication des œuvres complètes d’Origène. Il revint donc en cette ville au mois d’août 1535, et l’accueil cordial de ses amis lui apporta comme les derniers sourires de la fortune. Déjà, le 31 mai 1535, une lettre extrêmement élogieuse du pape Paul III, qui lui conférait la riche prévôté de Dcventer, l’avait comblé de joie. Ses amis de Rome, et six cardinaux, parmi eux, demandaient le chapeau pour lui et comptaient bien l’obtenir. Mais Érasme, qui sentait la mort venir, pria lui-même ses amis de renoncer à leur projet. En proie, depuis l’automne de 1535, à des douleurs arthritiques atroces et consumé par une fièvre lente, il fut réduit, l’hiver durant, à garder le lit ; il ne laissait pas de travailler sans relâche à son édition d’Origène, en même temps qu’il classait sa correspondance avec ses amis, qui, pour la plupart, l’avaient précédé dans la mort et dont le souvenir lui restait très cher. Au mois de mars 1536, une dysenterie survint et l’emporta. Quelques semaines avant sa mort, il déclarait ne vouloir ni souffrir chez lui un homme affilié aux idées nouvelles, Epist., mccxcvii, ni mourir à Bâle, dans une ville hérétique. Epist. r