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ÉPIKIE

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faite, s’il avait pu connaître le cas particulier dont il s’af>it. » Élhique à Nicomaque, 1. V, c. x.

L’épikie n’est donc pas, à proprement parler, Vinterprélalion d’une loi. Une loi a besoin d’être interpréti-e quand on y trouve des mots otiscurs, des dispositions ambiguës ; et l’explication sera d’autant plus vraie qu’elle se rapprochera davantage du texte qui exprime la volonté du législateur ; elle sauvegarde la formule tout en la rendant plus claire. C’est ce que fait, par exemple, la jurisprudence ; elle ne s’écarte pas de la loi ; elle l’applique, et, en l’appliquant, l’explique et la précise. Ici, le cas est tout différent. Il ne s’agit plus d’interpréter un texte obscur, mais de corriger une loi défectueuse ; on se dégage du texte pour saisir l’esprit ; on passe par-dessus la formule qui, trop générale, deviendrait, dans une application exceptionnelle, brutale ou injuste, pour aller jusqu’à la volonté, présumée plus humaine, du législateur.

L’épikie n’est pas non plus la dispense. Celle-ci se fait par voie d’autorité ; elle est un acte du législateur qui veut bien, dans un cas particu ! ier, suspendre l’obligation imposée par lui et tempérer par la bonté les légitimes exigences de son pouvoir. Dans l’épikie, c’est la conscience individuelle qui réclame contre le texte, qui prétend rester libre malgré le texte ; elle juge que la loi ne s’applique pas dans tel cas particulier, que le législateur n’aurait pas voulu qu’elle s’apjjliquât dans telles circonstances exceptionnelles, s’il les avait prévues.

On a essayé de condenser en formules ces descriptions de l’épikie, et diverses définitions ont été proposées ; aucune n’est plus concise ni plus précise que celle de Suarez, De legibus, ]. II, c. xvi, n. 4 : Emendatio Icgis ea ex parle qiia déficit propter universale ; l’épikie est une restriction apportée à la loi dans un cas particulier où elle serait impraticable dans sa teneur générale.

II. Étendue et applications.

L’épikie se justifie

donc par la déficience de la loi qui, formulée en termes généraux et visant les cas les plus fréquents, se trouve impraticable en des circonstances exceptionnelles.

Elle s’appliquera par conséquent à toutes les lois dont la teneur est générale et à celles-là seulement.

— l°Or la loi naturelle ne s’exprime pas ainsi ; ou plutôt une seule formule la résume, assez générale pour comprendre tous nos actes, assez large pour se plier à toutes les circonstances : il faut faire le bien et éviter le mal. Elle commande donc ce qui est bien, et cela seul ; elle défend ce qui est mauvais, et cela seul. Dès lors, quelles que soient les formules dans lesquelles nous prétendionsrésumer ses principales applications, elle en reste indépendante. Nous pourrons dire : il est défendu de tuer ; ce n’est pas ainsi que parle vraiment la loi naturelle, elle défend de tuer injuslement, et ceci ne peut être permis dans aucune circonstance ; si, dans un cas exceptiorfnel, la mort d’un homme devient légitime, la loi naturelle la permet. L’exception atteint donc nos formules ; ce sont elles qui deflciunt propter universale ; la loi naturelle, parce qu’elle est divine en même temps qu’humaine, parce qu’elle n’a pas de meilleure expression que la voix de notre conscience, n’a pas de ces lacunes : lex naiuralis, secundum se spectata, non præcipit aclum, nisi ut illum bonum esse supponit, nec prohibet, nisi proul supponit intrinsece malum. Suarez, De legibus, 1. II, c. xvi, n. 6.

2° Il en va autrement des lois positives et en particulier des lois humaines. Elles sont formulées en termes généraux et ne peuvent l’être autrement. Un législateur humain ne peut prévoir toutes les applications possibles de sa loi, toutes les circonstances qui peuvent se présenter et rendre son ordonnance

impraticable ; la prévoyance humaine n’embrasse pas les contingences infiniment variées de nos actes ; et, au besoin, la sagesse défendrait d’en embarrasser un texte de loi. S. Thomas, Sum. thiol., I » II « , q. xcvi, a. 6, ad 3°">. La loi humaine est rigide et ne se plie pas à la diversité des circonstances.

1. Il peut en résulter des conflits avec une loi supérieure, avec un intérêt plus grave : c’est la lutte entre la légalité et la conscience, et il faut que la victoire reste à celle-ci. Une loi injuste n’est plus une loi ; une loi, même juste en elle-même, mais qui devient mauvaise par suite des circonstances, n’a plus force obligatoire ; le texte rigide doit alors plier pour que l’obéissance ne devienne pas servilité : bonum est, prseiermissis vcrbis legis, sequi id quod poscit juslitix ratio et communis uiilitas., S. Thomas, Sum. theol., H’II, q. cxx, a. 1. Exemple : la loi ecclésiastique ordonne d’assister à la messe le dimanche ; l’obéissance serait mauvaise si, en assistant à la messe, je risque de laisser mourir sans secours un malade : c’est là une chose que l’Église n’a pas pu vouloir. Première application du principe de l’épikie.

2. La rigidité de la loi peut encore la mettre en conflit avec V intérêt particulier de celui qui doit obéir, de manière à lui imposer des sacrifices disproportionnés avec le but qu’a voulu atteindre le légis lateur. Personne n’a le droit de commander inhumana et graviora quam humana conditio patiatur vel quam ratio communis boni postulel, Suarez, De legibus, 1. VI, c. VII, n. 10 : ce serait un abus de pouvoir, et la loi serait nulle si elle ordonnait un héroïsme injustifié. Si d me une loi, même bonne en elle-même, devient, en un cas particulier, trop pénible à cause des circonstances exceptionnelles, sans qu’il en résulte im bien en proportion avec les sacrifices exigés, la conscience peut se dégager : le législateur n’a pas pu exiger l’obéissance en de telles conditions.

3.Il est un troisième cas où l’on peut user d’épikie : c’en est l’application caractéristique ; c’en serait même la seule d’après d’Aunibale, Summula theologiæ moralis, 1. 1, n. 187, et note 49, qui avoue restreindre sur ce point la pensée d’Aristote, de saint Thomas et de Suarez. Dans les hypothèses précédentes, le législateur n’avait pas le droit d’exiger l’obéissance ; ici, il en a le droit, mais on estime qu’en raison des circonstances exceptionnelles où l’on se trouve, il n’aurait pas eu l’intention d’obliger dans le cas présent, s’il l’eût prévu. Ce n’est pas que la loi devienne mauvaise, ni qu’eUe impose à proprement parler un héroïsme inutile ; elle se heurte seulement à des difficultés spéciales qii la rendent plus dure qu’elle ne l’était dans l’intention du législateur. Suarez, De legibus, 1. VI, c. vii, n. 11, donne comme exemple la loi du jeûne : l’Église, en la portant, vise les cas ordinaires ; une santé délicate, capable, à la rigueur, de supporter le jeûne, mais qui en serait sérieusement incommodée, sera un motif suffisant de s’exempier de la loi. Par épikie, on passera par-dessus le texte pour aller jusqu’à la volonté présumée du législateur.

III. Légitimité et conditions.

Il est évident que l’épikie peut devenir une ; u’me redoutable contre la loi ; une conscience mal éclairée et surtout mal disposée pourrait s’en servir pour se débarrasser aisément d’une loi gênante. Mais son principe même est indiscutable, et il n’j' aurait, pour le combattre, que ceux qui ont la superstition de la légalité. Si la conscience a le droit de se révolter contre toutes les injustices, et la liberté contre tous les abus de pouvoir, si l’obéissance digne d’un homme n’est pas la servilité aveugle à un texte, mais la soumission réfléchie à une volonté, la légitimité de l’épikie est évidente. Elle laisse à l’initiative individuelle et à la conscience la part qui leur revient dans l’obéissance ;