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EXPERIENCE RELIGIEUSE


Si l’expérience satiante ne se rencontre ainsi que dans la pratique intégrale, on voit, sans que nous retracions l'évolution générale de la vie religieuse, col. 1825, comment s’expliquent le malaise initial de toute vie de foi, sa certitude, croissant avec les expériences faites, et les recrudescences du doute, quand le formalisme ou la négligence ont coupé les relations expérimentales entre l'âme et Dieu : les valeurs transcendantes ne deviennent plus que des mots sans goût. Si la volonté, à pareille heure, se règle sur la voix plus forte des appétits inférieurs, « nous verrons… une aussi grande variété dans la doctrine que nous en voyons dans les mœurs, et autant de sortes de foi, qu’il y a d’inclinations différentes. » Bossuet, Sermon sur la divinité de J.-C, édit. Lebarq, t. iv, p. 581 sq. ; t. v, p. 597 sq.

Dans la vie collective.

1. Stabilité des masses. —

Si l’on tient compte de ce fait que l’intellectualisme ni l’héroïsme ne sont le propre du grand nombre, on comprendra le rôle plus considérable du sentiment dans le commun des fidèles. Les ascètes catholiques observent que les consolations octroyées aux débutants sont souvent plus vives, du moins quant à la commotion sensible, que celles départies à de plus avancés : Dieu, par un moyen approprié, veut les détacher de jouissances plus grossières. Le même phénomène peut s’observer dans tout le cours de leur vie : les motions sont plus fortes et moins subtiles. Telles quelles, elles confirment toutefois leur certitude expérimentale de la réalité et de l’excellence des choses de a foi : tant que la pratique religieuse subsiste, la sophistique ne peut guère ébranler leur croyance, et l'énergie des expériences passées, travaillant le souvenir des renégats, n’est pas d’une médiocre puissance pour les ramener au devoir.

2. Vivification par l'élite. — Aussi bien les expériences des privilégiés ont-elles une influence sociale nécessaire et sans doute voulue. En provoquant les dévouements héroïques, elles empêchent le niveau commun de descendre à un étiage de moralité ou de piété par trop bas : séduction de l’exemple, conviction entraînante de prédicateurs qui ont vu l’invisible, énergie d’apostolat, elles maintiennent par là au « sel de la terre » , Matth., v, 13, son indispensable saveur.

Par elles encore l'élément chaleur s’entretient dans l’enseignement commun : les théoriciens lui confèrent l’ordonnance dialectique et la codification ; les « grands chrétiens » et les mystiques contribuent à en maintenir l’aspect concret, à en assurer l’intelligence profonde et la proposition aimante, qui seules séduisent.

Bref, ces âmes d'élite sont, dans le corps de l'Église, le lieu de communications intimes et ininterrompues avec le monde spirituel, l’organe par lequel tout le corps se sent en relation tangible avec le Christ et Dieu.

Il est temps de voir si leur incorporation à l'Église, si favorable à celle-ci, ne se fait pas au détriment de leur expansion personnelle. C’est toute la question des rapports de l’expérience interne avec les normes extérieures.

II. RAPPORT AVEC LES NORMES EXTÉRIEURES.

Normes extérieures, la foi règle de pensée et la loi règle d’action. Toutes deux, selon le concept catholique d’une foi qui n’est ni amour exclusivement, ni pure opinion, mais adhésion aimante au témoignage du Christ, et d’une loi imposée avec la révélation chrétienne, heurtent de front les prétentions modernes à l’autonomie absolue de la volonté et de l’esprit. Pour les évincer toutes deux, le protestantisme s’est appliqué à les représenter comme une superfétation parasitaire du cliristianisme primitif : il a opposé au pur Évangile l’hellénisme ou l’intellectualisme du dogme, le formalisme de la discipline et du rituel. Le prag matisme, ici encore, est allé aux conclusions dernières, en distinguant l'élément « individuel » , essentiel à[la religion, et l'élément « institutionnel » , qu’elle s’agrège et qui l’encombre. Cf.W. James, L’expérience religieuse, 2e édit., p. 288 sq. ; H. Hôfîding, Philosophes contemporains, 2e édit., p. 193 sq.

Même si les formules dogmatiques et les préceptes pratiques avaient une origine humaine, il serait aisé de montrer le lien qui les unit à la religion, non comme des « surcroyances » ou des « surcharges » ad libitum, mais comme la règle indispensable et le stimulant le plus précieux de la vie intérieure. En réalité, ayant une origine divine, au moins dans leur substance, leur valeur est tout autre.

Exagération de leur hétéronomie.

Notons -le

d’abord : c’est témoigner d’une vue fort superficielle que de les considérer comme pleinement extérieures à l’homme. Puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul type d'être (parce que celui qui seul se suffit à être est seul la raison suffisante de tout autre), une hétéronomie absolue est inconcevable. La loi morale n’est pas plus extérieure à Dieu qu'à nous : la dire fondée en dernier ressort sur la perfection absolue de son être ou sur l’ordre objectif des essences, ou sur la convenance des actes avec la nature raisonnable, c’est au fond affirmer une seule et même chose, puisque entre sa nature et la nôtre il y a analogie inévitable. Voir Analogie, t. i, col. 1146 sq. Si donc celui qui lit en nous mieux que nous veut nous dire ce que notre nature exige, comme une nécessité, ou appelle, comme un secours opportun, la promulgation de la loi sera extérieure ; son fondement nous est intérieur, imnianent, tout comme à lui.

Il en va de même de la foi. Laissons les dogmes historiques : ils ne sont pas plus oppresseurs de notre autonomie, que l’histoire de tant de siècles, imposée à notre savoir sans que nous l’ayons faite. Les dogmes qui portent sur la nature de Dieu ont une amorce dans notre nature, donc une traduction possible, si imparfaite qu’elle soit, dans les concepts et les mots qui traduisent la nôtre. Placés dans un même prolongement de pensée, s’ils sont trop loin pour que nous puissions soit les découvrir, soit même les comprendre, quand ils nous sont annoncés, la révélation qui nous les fait entrevoir ne vient pas entraver la vie de notre esprit, mais soutenir sa perspicacité qui défaut et l’aider à se dépasser.

Dans les deux cas, mandata ou dogmata, elle apprend à la nature à se trouver elle-même, en se contraignant, et à se parfaire avec un ineffable surcroît, en se pliant aux dispositions spéciales de l’ordre surnaturel.

Dès lors, on saisit par quels rapports sont unies l’expérience interne, la loi et la foi.

Autopédagogie par la loi.

En parlant d’autopédr^gogie par la loi, nous n’entendons pas établir, par

une subtilité puérile, qu’on ne se soumet pas en se soumettant, mais rappeler seulement qu’on ne réalise vraiment l’idée et l’efficacité de la loi, qu’en se l’appliquant de toute sa libre volonté. Puisqu’elle est, en effet, l’expression adéquate du mode d’activité qui doit être le nôtre, soit qu’elle prescrive des actes indispensables, soit qu’elle détermine ceux qu’un lien d’utilité ou de convenance rapproche des précédents, tant que nous la subissons sans l’accepter, sans identifier, autant qu’il dépend de nous, notre pensée avec celle du législateur souverain, nous ne vivons pas proprement la vie normale et nous manquons les expériences révélatrices qui l’accompagnent.

Que sera-ce, si nous ajoutons à ces considérations faction assimilante de la grâce et cette providence débonnaire qui dès ce monde — comme en témoigne l’expérience des saints — rémunère au centuple le sacrifice de l’obéissance ?

Loin donc de tailler dans le vif de la loi, sous le