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EXPÉRIENCE RELIGIEUSE


vie affective d’en juger, c’est donc s’exposer à la voir ' prendre pour mal tout ce qui est gêne ou souffrance et s’exonérer progressivement de toute contrainte qui devait la former au bien, col. 1830. L’expérience du passé, à cet égard, est instructive.

Avec Il question de la révélation chrétienne, nous touchons proprement le point vital d’une religion positive et surnaturelle : elle vaut ce que vaut l’histoire de ses origines. Suppose-t-on admise l’historicité des faits évangéliques, faute d’un critère absolu, que la raison seule peut fournir, il demeure impossible de prononcer sur leur caractère diuin, bref sur leur valeur formelle de révélation. Mais, comme en nombre de cas l’appel à l’expérience a pour but de débouter la critique historique d’accusations troublantes, c’est l’historicité même des faits qu’on lui demande de garantir. Or, quel lien y a-t-il entre la satisfaction que procurent tels récits évangéliques et leur authenticité? Dira-t-on que leur divinité ou leur transcendance en témoigne ? Mais le jugement de divinité suppose un critère de l’Absolu, donc extra-expérimental. Et cette transcendance de l’impression fût-elle avérée, prouvet-elle, sans plus de raisonnements, que l'écrivain à qui on la doit rédigeait une histoire plutôt qu’un roman d'édification ? En appeler, comme on l’a tenté, E. Ménégoz, La certitude de foi et la certitude historique, Paris, 190(3, à la persévérance actuelle de l’action du Christ, qui permet de le retrouver dans son œuvre, c’est présupposer ce qui est en question : que le Christ est bien à l’origine de l'Évangile.

2. Insuffisance en raison du mode d’information. — En quoi consistent d’ailleurs ces phénomènes de l’expérience religieuse, à qui l’on demande des solutions si ardues ? En dehors de l’hypothèse de cas proprement miraculeux, où l’Absolu entrerait en scène par un procédé qui échappe à l’ordre habituel, nulle note spécifique ne les distingue des réactions affectives ordinaires. Expériences morales, expériences esthétiques, expériences religieuses se compénètrent. Avant que soit prouvée l’objectivité de leur cause idéale, elles ne se différencient que par les variations d’attitude du sujet, et la question se pose de savoir si ces variations ne sont pas leur raison suffisante, tout comme une posture physique bien ou mal équilibrée engendre le bien-être ou la souffrance. Qu’en peut dire l’expérience pure ?

L’attitude dite religieuse, dans les conditions communes, peut revendiquer pour elle des consolations ou des désolations intérieures qui semblent un abandon ou une rédemption, une récompense ou un châtiment, des regains d'énergie qui paraissent un secours providentiel, des connexions d'événements qu’on peut prendre pour une réponse à la prière. Supposée prouvée la valeur objective de ces interprétations — ce que l’expérience à elle seule est incapable défaire — qu’il est difficile d’exprimer avec si peu de signes des réponses claires aux problèmes complexes que nous avons éniimérés 1

Dieu d’ailleurs n’est pas seul à s’en servir. La prudence suffit à avertir et l’histoire à faire voir que ces interventions divines se résolvent fréquemment en un jeu de causes beaucoup plus humbles : conjonctures imprévues mais normales, autosuggestion, influence régulière d’idées philosophiques ou mystiques plus consolantes, moins erronées sans être vraies (spiritualisme au lieu du matérialisme, théisme au lieu de l’agnosticisme…), satisfaction temporaire d’une passion assouvie, détentes nerveuses, tout automatiques, après une crise morale violente, action du physique sur le moral, ou du moral qui se ressaisit sur le physique qu’il guérit. L’expérience est-elle apte à mener à bien cette critique des sources ?

Voici l’un de ses vices essentiels. Grâce à l’abstrac tion, la raison arrive à corriger dans une certaine mesure le relativisme inhérent à toute connaissance ; faculté du concret, l’expérience n’y peut atteindre : elle est rivée à chaque instant aux conditions physiques et morales du sujet. Non seulement certaines délicatesses de vertu ou de piété sont inintelligibles au vulgaire, comme certaines délicatesses d’art, mais elles le blessent et le révoltent. La même idée de pureté, la même notion d’indéfectible justice éveillent, en même temps, l’amour et la haine en deux individus différents. Ont-ils le droit de se régler sur leur expérience et de découper à leur taille un Rubens, un Mozart ou un Jésus ?

Pour parer à cette conséquence, nombre de théologiens déclarent normative non l’expérience individuelle, mais celle de la communauté, voire celle du Christ. Expédient excellent, mais arbitraire et contradictoire. De quel droit imposer cette règle ? Si cette préférence est basée sur une critique intellectuelle, elle est en opposition formelle avec les principes essentiels de la doctrine ; si elle est empirique, comment seraitelle obligatoire, d’autant que l’hétéronomie n’est pas moindre qui s’appuie sur l’expérience d’un autre, que l’hétéronomie fondée sur les spéculations d’autrui. Elle se présente avec des gages d’objectivité plus suspects ; voilà tout.

3. Insuffisance en raison des difficultés d' interprétalion. — On sortirait des difficultés précédentes à deux conditions : si chaque touche expérimentale avait un minimum de signification fixe (soit qu’elle porte une idée, soit qu’elle ait avec tel concept une connexion certaine), et si l’expérience possédait un critère qui permît de le déceler. Il n’en est rien.

Au milieu du conflit prolongé des dogmatiques fondées sur l’expérience interne ou « le témoignage de l’Esprit » , force est bien de le reconnaître : « Le fait est que le sentiment mystique d’expansion, d’union et d'émancipation n’a pas de contenu intellectuel spécifique qui lui soit propre. Il est susceptible de former des alliances matrimoniales avec le matériel fourni par les philosophies et les théologies les plus diverses, à seule condition qu’elles puissent trouver dans leur cadre quelque place pour la modalité émotionnelle qui lui est propre. » The varieties of religious expérience, p. 425 ; trad. franc., 2'= édit., p. 360. Ce droit — que théoriquement l’on n’a pas — de lier le sentiment à une théorie plus qu'à une autre, en pratique on le prend et l’on fait un choix facile à prévoir. On traduit l’expérience avec les mots que l’on a — soit l’idée même qui l’a provoqué — et les mots que l’on aime — qui de fait se présentent les premiers et bénéficient d’une justification (affective) privilégiée. Instinctivement et, dans la mesure où l’impression est vive et sa traduction spéculative unique ou isolée dans l’esprit, irrésistiblement, tout sentiment de bien-être est pris pour une confirmation des conditions qui l’ont déterminé. En faut-il plus, pour expliquer la pétition de principe qui se cache sous cette méthode prétendue expérimentale, et la sincérité avec laquelle, au premier moment, on tient pour solide et libératrice cette solution fldéiste du problème religieux ?

D’une part, en effet, on considère comme un élément donné, et une preuve expérimentale de la foi, ce qui n’a d’explication possible qu’après la foi, et ce qui n’a de fait un sens, pour le sujet qui l'éprouve, qu’en vertu de la foi préconçue qui suggère et impose son interprétation.

De l’autre, cette duperie restant inconsciente, on estime meilleure, lassé que l’on est des discussions théoriques et arides, une preuve concrète et vivement sentie. Ce fut la phase luthérienne primitive, alors que les controversistes romains reprochaient aux réformateurs de faire dire à l’Esprit-Saint et à l'Écri-